Retrouver Hortense

Mylène Duc

 

En regard de l’exposition, A la recherche de madame Cezanne, Musée Granet et Atelier Cezanne, Aix en Provence, 25 Juin au 17 Juillet 2022, commissariat Rindala El Khoury[1]J’ai réalisé et présenté, dans le cadre de l’exposition A la recherche de Madame Cezanne, un ensemble d’œuvres qui évoquent sa présence : un caraco d’époque brodé des calomnies dont elle n’a cessé de faire l’objet, une carte mentale esquissant une cosmogonie du personnage, des portraits ajourés, et deux leporello constitués d’anagrammes poétiques réalisés à partir de son nom de jeune fille..

 Retrouver Hortense

En tant que peintre et modèle, je sais qu’une muse n’est jamais simplement une femme, qu’un modèle n’est pas qu’une inspiratrice. Lorsque j’ai commencé à travailler sur Hortense Cezanne, à l’invitation d’Arts vivants et du Musée Granet dans le courant de l’année 2022, je me suis aperçue que son image s’était construite sur les a priori d’un dénigrement à courte vue. Il y a peu de littérature sur la vie d’Hortense. Il y a bien sûr tous les textes consacrés à Cezanne et à sa peinture qui parlent d’elle indirectement. On y retrouve à chaque fois les mêmes interprétations rapportées et répétées ad nauseam, psychologisantes et bêtifiantes. Il y a aussi le catalogue de l’exposition qui lui a été consacrée au MET en 2015 et la biographie de François Chédeville et Raymond Hurtu qui rétablissent la vérité sur la réalité d’Hortense Fiquet. Il reste que madame Cezanne continue de nous échapper. Qui est cette Hortense, « mon » Hortense, qui m’a laissé l’approcher et avec qui j’ai vécu quelques temps ?

Archéologie

Qui se souvient de Madame Cezanne se figure une femme ordinaire qui a grandi en France dans un milieu populaire, mariée à un peintre célèbre à qui elle a donné un fils qu’elle a élevée presque seule. Quand elle rencontre Paul Cezanne à Paris, elle a dix-neuf ans. Elle ne se marie avec lui que quinze ans et un enfant plus tard, et reste avec lui jusqu’à sa mort. Elle avait quelques amies fidèles, aimait la Suisse, la limonade et jouer aux cartes : lorsqu’on entend parler de Madame Cezanne, c’est à peu près la version à laquelle on a à faire. Il ne reste à peu près rien d’elle sauf quelques lettres et ses portraits. Aucun effet personnel : pas de robe, pas de chapeau, ni de journal. Toute la correspondance avec son mari a disparu. Pour approcher Madame Cezanne, je me suis donc laissé habiter par elle. Je me suis laissé traverser par elle pendant que je la dessinais, que je la brodais ou que je découpais ses portraits. J’ai vite compris que l’essentiel de ce qu’on a pu dire sur elle est cousu de banalités, de mensonges, souvent les deux à la fois.

Je lève les yeux sur le portrait d’Hortense du musée Granet, je vibre. Au mur, lourde et lente, telle que sur sa pesée l’éprouve mon regard immobile, vient – de face – Marie Émelie Hortense Fiquet. Madame Cezanne, avant d’être un objet d’étude ou de savoir, est pour moi une expérience. Hortense est l’objet d’une expérience quand on regarde ses portraits. C’est ma manière de la rencontrer. Je me laisse hanter par elle. Je me laisse dériver vers des découvertes inadmissibles.

Calomnies

Même si les détails de la vie d’Hortense sont connus et bien documentés, les clichés demeurent : on en fait une idiote ou une victime du milieu de Cezanne et de sa misogynie. Sa relation avec son mari, particulièrement, est prisonnière des pires stéréotypes. Elle est d’ailleurs minorée en même temps que ridiculisée. La manière bohème et libre qu’ils ont de ne pas vivre conjugalement sous le même toit, et dans la même ville, était un choix délibéré d’Hortense. Elle préférait habiter Paris, loin des rumeurs de la vie provinciale. La mise au placard dont elle fait l’objet de la part des biographes de Cezanne est troublante. Pourquoi passer sur l’originalité de leur relation, surtout à l’époque ? Pourquoi effacer son rôle ? Au fond, ce qui me pique au vif, c’est cette tension entre l’Hortense sur-visible dans l’histoire de l’art, et son invisibilité dans tout le reste. Comment faire coïncider les deux personae ?

C’est une tache presque impossible de recenser toutes les calomnies portées contre Hortense Cezanne. La liste est si longue qu’on balance entre rire et colère, quand on y pense. Devant l’avalanche, on peut se contenter d’un simple relevé : 

« La boule. La biquette. Réservée et ennuyeuse. Une irrégulière, une aventurière qui a mis « le grappin » sur un fils de famille. Elle n’aime que la Suisse et la limonade. Elle donne l’impression d’être égocentrique. Autoritaire mais d’une patience infinie et d’humeur égale. Elle dilapide au jeu l’argent reçu de son fils. Une femme frivole. Elle n’a pu arriver à temps pour voir une dernière fois Cézanne à Aix pour s’être arrêtée chez un couturier pour s’acheter une robe. La vie vraiment n’est pas gaie pour Hortense. Elle avait très peu d’influence sur son mari parce qu’elle n’était pas du tout intéressée par l’art. Son nez déchiqueté, son front bombé et sa poitrine maigre cachée par des cravates et des boutons lui ont bien servi. Une paysanne qui tue ses poules elle-même. Il ne faut voir aucune preuve d’amour dans le fait qu’il a laissé plus de vingt portraits de sa femme. Madame Cézanne souffrait simultanément d’un ictère, d’une dermatose, et d’une fluxion de dents et avait un prodigieux hématome sous l’œil gauche. Une matrone, maussade, superficielle, peu féminine et grosse. Un porte-manteau qui s’intéresse peu à l’art. Ses portraits par Cezanne sont encore moins sexy que les pommes de ses natures mortes, moins vivants que les branches de pin expressives de ses Sainte-Victoire. Une madone mélancolique, une institutrice sévère ou un garçon androgyne sans poitrine. Une épouse désœuvrée, inutile. Un modèle choisi par commodité.  Une femme au foyer prise dans une toile. L’amour ne tient pas de place dans cette existence. Cette brune bien charpentée aux grands yeux sous de lourdes paupières. Une grande fille blonde, yeux pensifs aux prunelles noires. Elle aimait parler et elle parlait beaucoup. Calme, conventionnelle, terre à terre. Les manquements d’Hortense comme épouse. Égoïste, elle se souciait peu des désirs de Cezanne, et elle le négligeait. Bref le ménage fut malheureux. Une bavarde écervelée, intéressée superficiellement par les gens et les choses mais sans aucun signe d’intelligence. Une bonne dose de masochisme. Sa ténacité allait de pair avec son inertie. Ni assez passionnée pour exiger de l’ardeur, ni assez vénale pour calculer les perspectives de l‘artiste, ni assez inquisitrice pour percer son mystère, elle dérivait à ses côtés, sans but, davantage servante que compagne. Par quelque acte désespéré de soumission, Paul dut lui permettre de le séduire. Elle devint un fardeau tant socialement que financièrement, mais elle semblait ne pas vouloir revendiquer ses droits. Cahin-caha, cette triste liaison perdura. C’est plus que de l’affection, c’est de l’habitude. Une idiote, une quasi-étrangère. La peur d’être abandonnée avec son fils. Elle restait volontiers silencieuse quand la conversation tournait sur la façon de refaire le monde ou de repenser l’art. Quand elle essayait parfois de prendre part aux discussions sur l’art entre Cezanne et ses amis, son mari lui disait d’une voix douce, mais pleine de reproche : « Hortense, tais-toi, mon amie, tu ne dis que des bêtises ». Une niaiserie congénitale supposée. Cette femme sans personnalité. Cette petite bourgeoise maintenant. La réalité assez médiocre qu’elle représente en épaississant, en avançant vers la quarantaine. Hortense, une fille sans argent, épousée pour en finir avec une situation fausse. La boule et le mioche prennent racine. Une largeur d’épaules égale à celle des hanches. Mal-aimée. Petit visage mesquin et borné. Le visage buté, stupide, n’exprime rien. Elle n’est même plus triste, elle n’est plus rien. Une poupée de chiffon, l’air absent – La reine Hortense. One of the great mystery women in art ».

Medir, broder, guérir

La violence de la rumeur n’a d’égale que sa persistance. C’est pour l’en débarrasser à jamais, que j’ai décidé de broder les calomnies sur un corsage d’époque identique à celui de son portrait du musée Granet. Hortense Cezanne a effectué comme beaucoup de femmes des petits travaux de couture pour subsister et nourrir son fils. Elle a aussi été relieuse. Je n’oublie pas que ce qu’on appelle « l’ouvrage » est, à l’époque, « une obligation et a une valeur toute morale : se tenir tranquille, avoir les doigts occupés » (Y. Verdier, Façons de dire). Le vêtement est une peau dont on peut se défaire : écrire sur le support mou et fluide qu’il constitue, c’est graver la violence des médisances et en même temps, la retourner (à l’envoyeur). J’ai brodé des jours entiers, des semaines, plus d’une centaine d’heures. Dans le temps long où je brode, j’entends ces insultes, je m’en imprègne. C’est répétitif, c’est un geste d’esclave. Je ressens la violence de la rumeur et c’est une épreuve physique. C’est aussi un acte de guérison, de réparation. Je renverse la médisance : medir en ancien français veut dire guérir.

Mylène Duc, Corsage de calomnies, broderies en fil de coton et appliqués. Envers d’un corsage 19ème siècle, 2022

Retourner, découdre, joindre

Les historiens s’obstinent à décrire Hortense comme une femme sans beauté, carrée, peu féminine, peu attirante. Sa garde-robe et sa posture la font plus ressembler à une « maîtresse servante » dévouée qu’à une amoureuse. Dans les portraits qui l’ont livrée à la postérité, elle se tient très droite, ne sourit jamais, porte la plupart du temps une robe d’intérieur très simple. J’en suis venue à considérer que les vêtements présents dans ses portraits étaient plus proches de la vérité que n’importe quelle interprétation psychologique et affective. Il y a une honnêteté chez Hortense qui traverse tout ce qui l’entoure. L’intérêt qu’elle porte aux vêtements – dont on s’est souvent moqué en fustigeant ses dépenses et à quoi on a attribué son prétendu retard à l’enterrement de son mari – montre combien il était important à ses yeux de se présenter tantôt sous un jour recherché et raffiné, tantôt dans une simplicité qui rappelle ses origines paysannes. Elle exprime dans la plus grande discrétion une identité fluide : à la fois épouse bourgeoise, femme indépendante parisienne et femme simple, terrienne.

La poète Liliane Giraudon se demande où est passée la jupe rayée de madame Cezanne  (Polyphonie Penthésilée). On peut se demander aussi où est passée sa robe rouge. Et son corsage bleu. Pour commencer mes recherches, j’ai observé le portrait de Granet : elle y porte un corsage indigo à col montant. Je voulais donc broder un vêtement qu’elle aurait pu porter. Je cherchais désespérément une robe d’époque. Et j’ai soudain pensé que j’avais ce même caraco indigo, du même bleu, quelque part, mis en pièces au fond d’un sac. Il lui est contemporain. Je l’ai remonté patiemment. Et le voilà. La voilà. Hortense s’est confondue en fantôme avec un vêtement qu’elle n’avait jamais porté. Cette blouse, je passe de heures à la broder de fils de couleur. Au début, Hortense n’est pour moi qu’un gros brouillon de fil de couleur, que je démêle chaque matin. Je ne perds pas le fil. Je mets en évidence une reprise ancienne existant dans le caraco : comme une fente refermée. Tout y est. Tout s’ajuste. J’inscris à l’aiguille les calomnies sur l’envers du corsage. Il y a un double retournement : la doublure est le lieu où tout s’inverse. La douleur s’abolit là où le sens se trace et se brouille. Hortense est quelque part dans les plis. Conjonction de fils épars, écriture érigée qui se dresse, étoffe tissée de linéaments ennemis : mon geste fait surgir le corps à travers le texte. Je découds la voix de la médisance pour retrouver celle d’Hortense. Pas tout à fait chair, pas tout à fait objet : cette blouse aura été une voie d’accès à son corps, à sa présence, au fait qu’elle était Hortense.

Hortense et la peinture

« Stein posant pour Picasso… pas quelqu’un travaillant exactement, quelque chose à sortir, quelque chose, ce que les femmes font à la poésie… simple chose simple, quatre-vingt-dix fois… souvent dans la solitude la plus totale, au cœur des apparences… on dit qu’elle a posé quatre-vingt-dix fois. » (Liliane Giraudon)

Sur un coin de table, Hortense Fiquet laisse cette note à l’intention de son mari : « Je suis allée chez Tanguy. A ce soir sept heures ; je laisse tout chez la rôtisseuse ». Sans le savoir, elle inscrit pour la postérité son implication au service de la peinture : elle allait acheter elle-même les tubes d’huile chez Tanguy qui ont servi à la peindre.

Liliane Giraudon parle de ses portraits, de la robe « quatre fois rouge » qui l’enveloppe dans une « forteresse frangipane » de peinture. Elle se demande si peindre ou poser c’est travailler, si c’est faire sortir quelque chose, et quoi. Du peintre ou du modèle, lequel des deux travaille ? Qu’est-ce que les femmes font à la peinture ?

Il y a deux femmes, dans la modernité, qui ont habité et subverti la peinture sans être peintres elles-mêmes et que le destin associe : Hortense Cezanne et Gertrude Stein. Les deux font également peur. Tellement peur qu’au mieux on les contourne, au pire on les raille. Pourtant la peinture est leur univers même si leur corps ne s’est jamais engagé physiquement dans l’acte de peindre. Elles ont travaillé la peinture de l’intérieur. Par exemple, elles ont chacune posé, et longtemps, pour un portrait à l’éventail qui aura marqué l’histoire : l’une pour Cezanne, l’autre pour Picasso. Les possibilités qu’Hortense ouvre, dans ses relations diagonales avec la peinture, Cezanne s’en saisit plastiquement. Et Gertrude Stein les prolonge dans l’écriture.

Un nom dans la peinture

Mon autre « anti-méthode » pour retrouver Hortense est une sorte de divination : j’ai pris les lettres qui composent son nom de jeune fille : Marie Emélie Hortense Fiquet. Avec, j’ai formé des mots, puis des phrases : des anagrammes poétiques, des cryptonymes. J’ai décomposé et recomposé son image en découpant les lettres au coeur du visible, dans ses portraits. Et je lui ai redonné (un) corps creusé dans la lettre. Les mots sont comme ses organes mis à nus, déterritorialisés. Les énoncés réarticulent son corps autrement et en font quelque chose d’étendu, de vaste.

Mylène Duc, Cryptonymes, Marie Emélie Hortense Fiquet, Leporello, 2022.

J’ai passé du temps dans l’atelier des Lauves et dans son jardin à imaginer madame Cezanne. Il existe une aquarelle où je crois deviner qu’on l’y voit assise, sous les arbres. Beaucoup se plaisent à dire qu’elle n’y a jamais mis les pieds. Cela prouve à leurs yeux qu’elle est restée étrangère à la peinture de Cezanne. Comme je suis sûre du contraire, j’ai écrit certains de mes anagrammes pour l’atelier. Je crois qu’elle languissait d’y retourner.

Connivence secrète

Une autre figure est fondamentale dans ma compréhension et dans mon approche de madame Cezanne : c’est l’écrivaine Gertrude Stein. Elle aussi va comprendre très tôt l’importance de la peinture de Cezanne. Et son tout premier achat en tant que jeune collectionneuse d’art va être un portrait d’Hortense Fiquet. C’est le Portrait à l’éventail qu’elle achète à Ambroise Vollard en 1904 et auquel elle voue une véritable adoration. Elle l’accroche dans son salon – là où elle reçoit toute l’intelligentsia de passage à Paris. C’est devant ce tableau qu’elle écrit son premier livre en prose Tree lives (Trois vies). Et c’est capital : c’est la première œuvre écrite dans ce style répétitif et éludé qui va devenir emblématique du renouveau de la littérature américaine. Qu’elle ait été écrite directement dans la proximité contagieuse d’un Cezanne témoigne d’une intrication qu’il faut absolument penser. La littérature américaine se réinvente devant madame Cezanne, sous le regard d’Hortense. Stein transpose en écriture le style de Cezanne. Elle dit, comme on sait, qu’elle veut écrire comme il peint. Et c’est un tour de force qu’elle réussit : quand on lit Trois Vies, on éprouve immédiatement que personne n’a encore écrit comme ça (Faulkner et Hemingway ne s’expliquent que par là et ils arrivent après). Comment s’y prend-elle pour écrire comme Cezanne peint ? Elle s’en explique dans son Interview transatlantique. Elle met « en mots l’effet Cezanne » par l’imposition de répétitions d’abord, et en installant ses personnages dans des situations sur lesquelles elle ne cesse de revenir, et dont elle essaie de faire le tour. Ce goût de la « chose-même », montre une affinité avec le cubisme en gésine chez Cezanne, avec la phénoménologie naissante, avec le pragmatisme américain de James dont Stein se sent proche. La simplicité d’Hortense, l’étrangeté de sa présence, on les retrouve directement dans les situations dramatiques de Trois vies, dans la psychologie des personnages du livre – trois femmes humbles – et dans l’essence même de son style. Il y a quelque chose de capital, du point de vue de la théorie esthétique, dans la contiguïté entre peinture et littérature. La contiguïté entre Gertrude Stein et Hortense en constitue un révélateur.

Ressembler, incarner

Gertrude Stein va tellement s’imprégner d’Hortense qu’elle finira par lui ressembler physiquement. La modernité même de la façon dont Hortense a mené sa vie l’inspire et elle est la seule à en avoir eu la sensation. Quelque chose d’elle est passée par la peinture dans son écriture et dans son corps. Picasso a vu chez elle son Madame Cezanne à l’éventail. Lorsqu’elle lui commande son propre portrait, il le réalise d’après celui d’Hortense : la même posture, la même pose, la même austérité, les mêmes yeux pleins en fentes noires, le visage de trois quarts. Il a compris la leçon de Cezanne. Il a aussi senti l’extrême proximité entre les deux femmes. Il y a donc toute une filiation dans les débuts de la modernité qu’amorce Cézanne qui passe par la manière d’être d’Hortense et qui traverse la peinture. Le geste de Stein décrochant chez elle le Cezanne pour mettre son portrait par Picasso à la place est révélateur de cette translation.

Pour Cezanne, faire un portrait n’est pas « voler » une âme, pénétrer une intimité. Cela tient à Hortense : elle résiste. On a fait le même reproche à Picasso qu’à Cezanne à propos de ses portraits : ils ne sont pas ressemblants. Pour ce qui est de celui de Stein, on connait sa réplique : « elle finira bien par lui ressembler » ! Et de fait, c’est exactement ce qui s’est passé in fine, elle a fini par lui ressembler. Il a vu ce qu’elle était, ce qu’elle allait devenir, dans sa similitude avec la façon dont Hortense se posait là. Quand on rapproche deux photos de Stein et d’Hortense à la fin de leur vie, elle se ressemblent étrangement. Impossible de dire si c’est la peinture qui a induit cette similitude ou si c’est l’inverse. Ce qui est certain, c’est que la peinture de Cezanne a un coup d’avance sur la question. C’est ce qui la définit. Hortense devait avoir elle-même un coup d’avance sur ce qu’elle était. Ses cheveux courts avant les années 1920, sa liberté sur laquelle mais elle a tenu bon : Stein, intuitivement, n’a rien « loupé ». Elle a senti, elle a vu. Même si elle s’est trompée en faisant de ses héroïnes des Hortense aliénées ratant toujours le coche, elles ont inventé ensemble une langue, un corps et un féminin nouveaux. L’effet Hortense dépasse et Hortense et Stein.

Comment dire ce que ça m’a fait, de travailler sur Hortense, et ce que les gestes par lesquels je l’ai découverte m’ont fait, comment ça a travaillé ma pensée et mon corps ? Quelqu’un m’a fait remarquer pendant une visite de l’exposition que je lui ressemblais. Il y a peut-être quelque chose qui, au fil du temps, subrepticement, me gagne. J’incarne Hortense autrement. J’ai tenté d’accomplir quelque chose de cet ordre que j’ai résumé par l’expression « embodying madame Cezanne ».

Trouer, couper

Pour faire ré-apparaitre « mon » Hortense, j’ai dû me faufiler entre Stein et Cézanne, me glisser entre eux comme un spectre. Expérience picturale et poétique ne se recouvrent pas exactement : ce hiatus, c’est Hortense. Elle est à la charnière du visible et de l’idée, dans la doublure. J’ai fait apparaitre Hortense dans la coïncidence et les décalages entre peinture et écriture – les plis, les trous, les mots, les réserves. Puis j’ai réconcilié les fantômes de son image et de son nom. L’écart par rapport à Cezanne pour trouver Hortense a été autant un processus qu’un pari pour trouver ma direction. Il a distribué mentalement plusieurs figures : constellations, fourches, points et trous.

Le geste de broder dégage des échappatoires dans le réel, des lignes de fuite. Broder c’est tisser et assembler, mais c’est aussi piquer, trouer, traverser le tissu. C’est le cribler de petits trous invisibles par lesquels Hortense va pouvoir s’enfuir – et l’ordre moral fuir.

Un autre geste est décisif dans mon approche : creuser le nom d’Hortense à même ses portraits. En découpant dans leurs reproductions les lettres qui m’ont permis de faire les anagrammes, j’ai compris que les portraits troués, que je considérais au départ comme des « restes », constituent eux aussi une apparition du « sens Hortense ».

Dans mes Portraits à trous, au lieu de la travailler du dehors, je l’ai travaillé du dedans. J’ai inscrit en creux, comme si je sculptais son identité en évidant. Les lettres la coiffent de mots illisibles. Elles appellent à articuler sans la nommer quelque chose que la langue fait sortir des blocs muets de la peinture.

Mylène Duc, Portrait à trous. Lettres découpées dans les reproductions de portraits peints par Cezanne, 2022.

L’équivoque ontologique de la peinture de Cezanne dans laquelle les trous dans la représentation ouvrent un accès au réel, je l’ai redoublée en évidant les portraits. Ce sont les lettres mêmes du nom qui ont été mon accès plastique à elle. Le découpage est paradoxalement une « prise » de l’espace par Hortense elle-même. Ces trous, c’est l’excrit d’Hortense et de son nom. C’est aussi ma manière de pénétrer l’impénétrable de son corps et de son être. S’excrit dans le vide ce qui échappe à la peinture (et de la peinture). Hortense est au bord des lettres de son nom. Mais ces lettres-là ne sont plus à lire. On tente de la déchiffrer : elle y est, mais elle glisse dans un infra-sens.

Trouble

 Après la mort de Paul, Hortense voyage d’hôtel en hôtel, souvent accompagnée d’une amie. J’ai compris que les amitiés – on sait le flou que recouvre le terme dans le lexique de l’époque – qu’elle entretenait avec Thérèse Guillaume, Marie Choquet et madame Legoupil, qui ont tant compté dans sa vie, sont capitales pour la comprendre. Elle les voit souvent, elle leur demande de la rejoindre à Paris et de s’y fixer, elle leur adresse ses « vœux les plus fervents » à l’occasion. Elle se dit « toute à elles ».

Une Redéfinition de la muse s’opère avec madame Cezanne, que Gertrude Stein a justement prolongée et installée comme une question encore ouverte aujourd’hui. Une redéfinition de la féminité aussi. Elle n’est pas une muse au sens d’inspiratrice inspirante (elle ne figure d’ailleurs dans aucune exposition sur ce thème). Le rapport ambigu de Cezanne avec le féminin, existe déjà certainement chez elle. Elle l’induit, elle l’enrichit de sa propre manière d’être femme. Il y a quelque chose qu’on qualifie souvent de chaste dans les femmes que peint Cezanne – et certainement on se trompe : ce n’est pas un éros de boutiquier, un éros fabriqué, clinquant, c’est un éros présocratique, puissant. Hortense a un côté non genré, qui est à la fois féminin et masculin. Elle invente un nouveau féminin. On le voit à travers les portraits où elle incarne une manière d’habiter sa féminité qui n’est pas commune. Elle s’est débarrassée des codes attendus du désir hystérique. C’est cette vraie présence qui a inspiré Gertrude Stein.

Dans le Madame Cezanne au chapeau vert, un des dernières peintures d’elle, il y a un côté Pierrot lunaire. Cette fois ses yeux sont blancs, et on dirait qu’elle est aveugle. Son teint est très pâle, comme grimé de blanc. Malgré son grand chapeau, elle n’a pas l’air d’une bourgeoise. Quand Matisse donnera sa version du chapeau vert, il ajoutera davantage d’éléments féminins – comme s’il faisait marche arrière – des fanfreluches, des fleurs. Sur le chapeau d’Hortense, Cezanne a mis une simple feuille de vigne. En revoyant ce portrait dernièrement, une image archétypique du trouble dans le genre, réminiscence de jeunesse, m’en venue à l’esprit, se superposant avec celle d’Hortense. J’ai pensé à Boy Georges, à sa façon de dépasser les genres, de casser les codes du jeu masculin-féminin et surtout à son chapeau juste posé, à ses yeux vides.

Qui a peur de madame Cezanne ?

« Elles sont mal vues, ces femmes-là. On n’en veut pas vraiment, on passe vite sur elles, on les trouve laides, on les expose quand même, mais avec réserve. Il est difficile de les regarder, de les commenter. Elles gênent, elles agacent, elles ne correspondent pas à ce que nous nous attendons à voir » (Les femmes de Cezanne, Sollers, L’Infini 53, 1996).

Bazelitz a peint Madame Cezanne, tête renversée, et a intitulé le tableau « Meine Mutter ». Je pense qu’il en avait secrètement peur et qu’il n’est pas le seul.

Les femmes aussi ont peur d’Hortense, parce qu’elles en sont jalouses – mais elles ne le savent même pas. Elle est beaucoup trop loin, devant. En 1907, Rilke est fasciné par les portraits d’Hortense à la robe rouge. Ce qui le touche, c’est justement la grande différence entre sa présence dépouillée, la force qui s’en dégage, la vérité que Cezanne atteint, et les passantes qui viennent regarder ses portraits au Salon d’Automne. Elles la trouvent laide et, par comparaison, se flattent d’être plus jolies qu’elle. Elles se pavanent devant la peinture en grandes bourgeoises, et mettent ainsi en évidence, de manière involontaire, sa vérité (et sa beauté). Rilke moque leur bêtise pour mieux moquer l’erreur majeure qu’elles commettent à propos du lien entre beauté et vérité. La beauté d’Hortense n’est pas en miroir : on ne s’y reflète pas et elle ne renvoie à rien d’autre qu’elle-même.

Il y a quelque chose dans ces portraits – à première vue repoussants – de radicalement nouveau, qui tient autant à ce qui y est peint, qu’à la façon de le peindre. Ce n’est pas par hasard, ni par simple facilité ou opportunité, que Cezanne a peint sa femme, cette femme-là ; ce n’est pas non plus sans raison qu’il est tombé amoureux d’elle. Il y a quelque chose de terrien chez elle, quelque chose d’une vérité paysanne, une force qui va l’attirer, et qui le ramène à sa propre origine. Quelque chose de réel. Il y a une vérité chez cette femme qui colle tout à fait avec ce qu’il veut rendre en peinture. Ce qui nous parait difficile d’accès, encore aujourd’hui, c’est le côté à la fois évident et opaque, chez lui, d’œuvres attachées au caractère existant des choses, plutôt qu’à leur modalité d’être. Dans les portraits de madame Cezanne, il n’y a pas de mise en scène qui viendrait enjoliver la vérité, il y a au contraire la recherche d’un dépouillement qui correspond à la fois à Hortense et à l’idée que Cezanne se fait de la peinture.

Le Réel-Hortense

 « La seule partie d’elle qui n’était pas banale, connue ad nauseam, un vivant cliché, c’était sa pommité, le seul élément de la femme qui échappe aujourd’hui au cliché battu et rebattu est son caractère pommesque » (Lawrence).

Ce qui m’intéresse chez madame Cezanne, c’est son côté « pommesque ». Lawrence est un des seuls avec Rilke à avoir compris immédiatement l’attrait incomparable des portraits de Madame Cezanne. Ce qui l’intéresse chez Cezanne, c’est qu’il ne dit pas « j’aime cette chose », ou « j’aime cette personne » – il ne travaille pas tellement la psychologie ou l’expression de ses portraits – mais qu’il dit plutôt « voici cette chose ». La pommité d’Hortense ne tient pas au fait que Cezanne considérait sa femme comme un objet, non, la pommité c’est le caractère existant de la présence, débarrassée de toutes les interprétations.  C’est à cela que les bourgeoises ne peuvent pas se confronter. Ce qui me plait, c’est le côté « chosique » dans la peinture de Cezanne, et exemplairement dans les portraits d’Hortense, le côté « voici cette femme ». La peinture ne commente pas, elle n’interprète pas, elle ne signifie pas, elle ne s’attache pas à rendre un trait de caractère psychologique. Cezanne a débarrassée Hortense des attraits, des atours féminins qu’on ajoutait facilement à la peinture de portrait. C’est pourquoi elle y est pleinement, moins en tant que personne que comme une présence pleinement au monde, dont elle ne se distingue peut-être pas.C’est nouveau, c’est ce qui va rebuter au premier abord, et c’est ce qui m’attire. Hortense Fiquet est peut-être « cézannienne », mais la peinture de Cezanne est aussi « Hortensienne ».

Il va falloir qu’on comprenne, comme Merleau-Ponty n’a cessé de nous y inviter, ce que Cezanne a voulu faire avec le réel, dans la relation parménidienne au monde qui est la sienne. On n’y arrivera qu’au regard de sa femme. Cezanne a trouvé avec et dans Hortense une figure éléate. Elle réinvente un paradigme dont il va user et abuser. Les grandes baigneuses qui sortent de terre, Hortense en semble le modèle : on les trouve laides car il est difficile de les regarder, et non l’inverse.

Ce qu’on ne supporte pas avec madame Cezanne, c’est le Réel. C’est pour ça qu’on ne s’est pas privé d’y ajouter des représentations. Pour la mettre à distance, on lui a plaqué un masque qui cache son énigme. Elle est trop là madame Cezanne ! C’est un morceau de réel, et quand on est devant son portrait, on ne sait pas quoi en faire. Ses yeux en fente noire sont insondables, comme les yeux de Stein d’ailleurs. On ne peut ni s’y voir, ni s’y projeter. Lawrence dit que Cezanne a voulu sortir du cliché, du cliché dans lequel on (la peinture, les commentaires) avait enfermé les femmes en particulier. C’est ça aussi le coté impersonnel et réel d’Hortense et de Stein, c’est qu’elles n’ont rien à voir avec un cliché. Hortense, ce n’est pas l’épouse, ni La Femme, ou une femme de la fin du 19ème, on ne sait pas d’ailleurs de quelle époque elle est. C’est ça le « soyez une pomme » que le peintre ordonne à ses modèles : sortir du cliché pour entrer dans l’être nu. Il y a un côté archaïque chez madame Cezanne et c’est ce qui nous blesse. Lawrence : « c’est pour ça que la pomme de Cezanne fait mal ». Hortense Fiquet nous raye l’œil, on ne sait pas ce qu’on voit. Ou bien on le sait trop, mais le résultat est le même.

Octobre 2022

Références

Références
1 J’ai réalisé et présenté, dans le cadre de l’exposition A la recherche de Madame Cezanne, un ensemble d’œuvres qui évoquent sa présence : un caraco d’époque brodé des calomnies dont elle n’a cessé de faire l’objet, une carte mentale esquissant une cosmogonie du personnage, des portraits ajourés, et deux leporello constitués d’anagrammes poétiques réalisés à partir de son nom de jeune fille.