CEZANNE COPISTE SOUS LE SECOND EMPIRE

François Chédeville

C’est en copiant qu’on invente.

Paul Valéry

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Introduction Générale

Diverses études ont décrit de façon synthétique les attitudes et les choix de Cezanne copiste, mettant ainsi en évidence ce qu’elles révèlent de ses goûts artistiques. Parmi les plus récentes, il faut souligner l’intérêt tout particulier de la contribution de Marie Tomkins-Lewis au catalogue « Cezanne and the Past » en ce qui concerne les copies de peintures[1]Mary Tomkins-Lewis, “Cézanne and the Louvre”, in Cezanne and the Past, Tradition and Creativity , catalogue de l’exposition du même nom, Museum of Fine Arts, Budapest, 2017., et celle de Faya Causey, « Cézanne and Antiquity » relative aux copies de sculptures antiques, lors du symposium ayant accompagné l’exposition de Budapest en 2017.

Fidèle à notre méthode de travail habituelle[2]Cf. François Chédeville, La Figure humaine dans l’oeuvre de Cezanne, nous pensons que toute réflexion sur les pratiques de Cezanne en tant que copiste d’œuvres d’art ne peut que gagner à vérifier sa cohérence avec ce qu’une vue d’ensemble de toutes les œuvres copiées nous révèle des pratiques du maître. Un certain nombre d’analyses se contentent de tirer des conclusions qui se veulent générales à partir d’échantillons de copies très restreints : il est certes  toujours possible qu’une intuition géniale fasse découvrir une loi générale à partir d’un tout petit nombre de faits ; mais il est plus prudent de confronter ses hypothèses à ce qu’une description précise de l’ensemble des œuvres copiées peut mettre en évidence.

Le but de cette étude est de dresser un tel inventaire puis d’en extraire, par l’analyse globale des processus à l’œuvre et l’analyse de détail de chaque œuvre copiée, et cela dans l’espace et le temps, de quoi mieux appréhender ce qui fait le caractère propre du génie de Cezanne. Cezanne a beaucoup copié : nous disposons de 585 copies de sa main, ce qui d’emblée signale l’importance de cette activité dans sa vie artistique et nous donne quelques chances d’y repérer des régularités significatives.

Nous nous intéressons ici à la copie dans un sens assez limitatif, c’est-à-dire à celle qui vise à reproduire [3]avec d’éventuelles déformations ou interprétations, ce dernier terme suggéré par Judit Gesko : « instead of using the word “copy”, we should use the term “interpretation”, since the Master of Aix always strove to interpret the forms used by the Old Masters”, in Cezanne and the Past, Museum of Fine Arts, Budapest, 2017, p. 12. Quant à Jean Colrat, il suggère le terme “reprise” pour qualifier la pratique de copiste de Cezanne.

Par ailleurs dans le langage ordinaire on parle de copie lorsque les médias de départ et d’arrivée sont de même nature : copie de dessin ou de peinture en dessin ou peinture, vu qu’il s’agit de surfaces planes, toile ou papier ; ou copie de sculpture en sculpture. Pour simplifier ici, nous parlerons de copies de sculptures, bien qu’il s’agisse en fait de dessins, exceptionnellement de peintures, donc sur surface plane, d’un objet en trois dimensions.
tout ou partie d’un objet d’art bien identifié réalisé par un autre artiste, peintre, graveur ou sculpteur. Beaucoup d’auteurs parlent de copie lorsqu’ils pensent mettre en évidence l’influence de tel ou tel sur la manière de Cezanne. Il peut certes y avoir influence, mais où fixer une limite lorsque l’on voit que telle scène est considérée comme une copie alors que la position des personnages ou quelque élément important de la scène diffèrent très significativement de l’original supposé ? Si pour certains copier, c’est déjà créer, nous entendons ici limiter cette création aux variations par rapport aux techniques du maître (copie en dessin d’une peinture par exemple, ou modifications des couleurs, du trait, de la touche) et à d’éventuelles déformations ou simplifications mineures par rapport à la composition ou les formes de l’œuvre originale. Mais nous excluons le détournement du modèle copié pour en faire une œuvre sans rapport visuel immédiat avec lui.

De même, lorsque Chappuis écrit à propos de Paysage (FWN 19—R048) : « The bush in the background recalls The Burning Bush by Nicolas Froment in St. Sauveur Cathedral, Aix en Provence », on ne peut pas parler de copie dans un tel cas, ni dans tous ceux où Cezanne traite son sujet « à la manière de… », « dans le style de… », notions plutôt floues, on en conviendra. Nous excluons donc provisoirement ce type d’œuvres du corpus analysé, nous réservant dans une autre étude d’examiner de plus près les très nombreuses suggestions de ce type dispersées dans la littérature, y compris chez Chappuis (plus d’une vingtaine de références dans son catalogue) et chez Rewald[4]Nous avons cependant admis un ou deux cas limites, comme le dessin C0968-FWN 3010-30b, présenté par Chappuis comme une copie du Lever de Delacroix, bien que la position des bras et des jambes soit tout de même légèrement différente de l’original. Comme il existe trois autres copies de ce tableau, reproduit par Cezanne à partir d’une gravure, on peut admettre l’effet de série pour qualifier ce dessin de copie. Une « copie inspirée » ?. Le subjectivisme de ces interprétations donne parfois le sentiment d’une réelle gratuité, certains n’hésitant pas à faire de telle œuvre de Cézanne un véritable puzzle constitué de plusieurs morceaux dans lesquels ils pensent détecter des copies de parties d’œuvres issues de plusieurs auteurs différents…

De même, on n’analysera pas ici les œuvres où Cezanne se copie lui-même en tout (proches de la notion de série) ou partie (par exemple telle position récurrente de baigneur ou baigneuse, domaine défriché par les analyses de Guila Ballas).

Comment s’organise cette étude ?

Une première partie pose les bases « macroscopiques » sur lesquelles il convient de s’appuyer avant de passer à un examen de détail de chaque copie, ce qui sera l’objet de la seconde partie.

Cette première partie comprend quatre chapitres :

  • Dans un premier temps, un rappel du contexte culturel dans lequel se situe Cezanne, et notamment de la façon dont il formalise l’intérêt de fréquenter le Louvre, permet de cerner ses motivations lorsqu’il copie, telles que lui-même les énonce, ainsi que les limites qu’il assigne à l’exercice (chapitre I).
  • Il s’agit ensuite de décrire précisément les pratiques concrètes de Cezanne copiste : quels médias copiés (sculptures, peintures, gravures, dessins, aquarelles, photos…) ? en quel nombre ? Sous quelle forme (dessin, aquarelle, peinture) ? Le voir ainsi en quelque sorte à l’œuvre devrait nous apporter un premier éclairage sur le choix des objets à copier et sua la façon de les copier. Nous examinerons ensuite les grandes lignes de l’évolution de son activité de copiste tout au long de sa carrière, évolutions qui seront ultérieurement analysées plus en détail (Chapitre II).
  • Après le « Comment ? » et le « Quand ?», on pourra alors se poser la question du « Quoi ? ». On passera en revue toutes les sources d’inspiration de Cezanne : dans l’histoire de l’art telle qu’elle est formalisée à son époque, quelles sont les grands mouvements auxquels il est particulièrement sensible ? Quels sont les artistes de son Panthéon personnel ? Y a-t-il des genres (portrait, scènes de genre, natures mortes, etc.) ou des sujets (antiquité, nus, religion…) privilégiés dans ses copies ? (Chapitre III)
  • Enfin, Cezanne ayant exercé l’essentiel de son activité de copiste au Louvre, il importe de s’imprégner de l’esprit des lieux qui n’ont pas manqué d’exercer une profonde influence sur ses choix, et pour cela de reconstituer comment il se présentait à lui quand il s’y rendait, à l’extérieur comme à l’intérieur, et quelles ressources il mettait à sa disposition. Il s’agit pour nous de tenter de voir le Louvre avec ses yeux, le musée actuel n’ayant plus rien de commun avec ce qu’il était alors (Chapitre IV).

Les bases ainsi posées, nous pourrons alors dans la seconde partie entrer dans l’analyse de détail des copies de chaque période et nous poser la question du « Pour quoi ? » : quelles intentions peut-on lui supposer pour chaque copie, en lien avec la technique et le style adopté, éventuellement le sujet, la nature du média copié et son contexte ?

Cette seconde partie se limitera pour le moment à l’analyse des copies exécutées durant le Second Empire et antérieurement à l’automne 1872, date charnière à partir de laquelle Cezanne quitte Paris pour habiter Auvers et expérimenter en compagnie de Pissarro une étape nouvelle de son développement artistique. Ces copies sont examinées en quatre chapitres :

  • De 1856 à avril 1861 (date de son premier séjour dans la capitale), les copies d’apprentissage réalisées à Aix, en dessin comme en peinture (Chapitre V).
  • De 1861 à 1872, la fin de l’apprentissage : copies peintes et copies dessinées hors du Louvre (chapitre VI).
  • De 1861 à 1872, les copies de peinture du Louvre (Chapitre VII).
  • De 1861 à 1872, les copies de dessins et de sculptures du Louvre (Chapitre VIII).

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Vers le chapitre I

Références

Références
1 Mary Tomkins-Lewis, “Cézanne and the Louvre”, in Cezanne and the Past, Tradition and Creativity , catalogue de l’exposition du même nom, Museum of Fine Arts, Budapest, 2017.
2 Cf. François Chédeville, La Figure humaine dans l’oeuvre de Cezanne
3 avec d’éventuelles déformations ou interprétations, ce dernier terme suggéré par Judit Gesko : « instead of using the word “copy”, we should use the term “interpretation”, since the Master of Aix always strove to interpret the forms used by the Old Masters”, in Cezanne and the Past, Museum of Fine Arts, Budapest, 2017, p. 12. Quant à Jean Colrat, il suggère le terme “reprise” pour qualifier la pratique de copiste de Cezanne.

Par ailleurs dans le langage ordinaire on parle de copie lorsque les médias de départ et d’arrivée sont de même nature : copie de dessin ou de peinture en dessin ou peinture, vu qu’il s’agit de surfaces planes, toile ou papier ; ou copie de sculpture en sculpture. Pour simplifier ici, nous parlerons de copies de sculptures, bien qu’il s’agisse en fait de dessins, exceptionnellement de peintures, donc sur surface plane, d’un objet en trois dimensions.

4 Nous avons cependant admis un ou deux cas limites, comme le dessin C0968-FWN 3010-30b, présenté par Chappuis comme une copie du Lever de Delacroix, bien que la position des bras et des jambes soit tout de même légèrement différente de l’original. Comme il existe trois autres copies de ce tableau, reproduit par Cezanne à partir d’une gravure, on peut admettre l’effet de série pour qualifier ce dessin de copie. Une « copie inspirée » ?