Colloque « Cezanne, Jas de Bouffan — art et histoire », 21-22 septembre 2019

Dénuder les arbres.
Sur la chorégraphie décorative de Cezanne au Jas de Bouffan

Hadrien France-Lanord

Conférence filmée

 

Hadrien France-Lanord en quelques mots

Né en 1976, Hadrien France-Lanord est professeur agrégé de Philosophie en classe de Khâgne à Rouen. Ancré dans la phénoménologie, son travail suit des voies multiples où se rencontrent les arts, la poésie, l’éthique.

Ses principale spublications sont :

    • en 2004 Paul Celan et Martin Heidegger. Le sens d’un dialogue (Fayard),
    • en 2010 S’ouvrir en l’amitié (éd. du Grand Est)
    • en 2011 Heidegger, Aristote et Platon. Dialogue à trois voix (Le Cerf, 2011).
    • en 2018 La couleur et la parole. Les chemins de Paul Cézanne et de Martin Heidegger (Gallimard)

Il codirige en 2014 le Dictionnaire Martin Heidegger (Le Cerf). Il est aussi traducteur, notamment : Martin Heidegger, La dévastation et l’attente (Gallimard, 2006) et Sergiu Celibidache, La musique n’est rien. Textes et entretiens pour une phénoménologie de la musique (Actes-Sud, 2011). Il a édité avec Caroline Andriot-Saillant Improvisations et arrangements de Dominique Fourcade (P.O.L, 2018). Actuellement, il travaille à divers travaux sur Cézanne, Rembrandt et Georg Simmel, ainsi que sur Morris Louis.

Le contenu de son  intervention :

Cezanne peint au Jas de Bouffan (mais encore à la Durane toute proche) des arbres, particulièrement  des troncs d’arbre et des arbres dépouillés aux branches  inextricablement  entremêlés.  On ne doute pas que Cezanne  s’applique à dessiner ou peindre  ces réseaux  formant presque buissons, dans un souci de vérité. Mais qui sait si cette vérité  n’était pas celle de la nature  à décrypter comme un chemin (celui du regard en l’occurrence) vers une maison ou une montagne inaccessible… selon le mot de Hölderlin : « la nature aime à se cacher ».

J’aimerais commencer par remercier la Société Paul Cezanne et tout particulièrement Denis Coutagne pour sa très aimable invitation et pour le soin qu’il a mis dans l’organisation de ce colloque et notre accueil à Aix-en-Provence. Je suis très honoré et très touché d’être présent aujourd’hui et d’assister à cette page qui se tourne dans l’histoire du Jas de Bouffan, que je suis heureux de voir se poursuivre.

J’ai intitulé mon propos « Dénuder les arbres. Sur la chorégraphie décorative de Cezanne au Jas de Bouffan », parce que, parmi les nombreux arbres qu’a peints Cezanne, je ne ne vais pas m’occuper des fameux pins, mais me tourner aujourd’hui vers les arbres du Jas de Bouffan, c’est-à-dire des marronniers et divers « grands arbres », tous des feuillus qui connaissent à l’automne la défoliation et laissent ainsi apparaître leur tronc et leur ramure. J’aimerais montrer que ces arbres dénudés pour reprendre le titre de tableaux peints dans la propriété familiale sont l’occasion pour le peintre d’une exploration décorative singulière et de la découverte d’un principe ornemental sui generis dont j’essaierai de dégager brièvement les implications.

Le bassin du Jas de Bouffan, photographie de John Rewald, vers 1935

Le Bassin du Jas de Bouffan en hiver
vers 1878, Collection particulière
R350 FWN112

 

Le premier tableau à retenir notre attention s’intitule Le Bassin du Jas de Bouffan en hiver (FWN 112) et date de la fin des années 1870, peut-être de 1878. C’est une œuvre importante parce qu’on voit le peintre partir de manière très directe à la conquête de l’autonomie de son espace pictural. Il y a d’abord l’ordonnancement rigoureux de l’orientation des touches, sur le muret, les bâtiments et les bandes de champs, mais il y a surtout le bassin, dont le rectangle réitère la surface picturale elle-même, quoiqu’en l’affranchissant de toute assignation mimétique stricte, puisque le reflet ne répond que très librement à la réalité qu’il est censé renvoyer. Il y a ensuite la forte prégnance géométrique de l’ensemble à travers la simplification des éléments en aplats diversifiés (bâtiments, muret, champ, bassin) et au premier chef une structuration massive de l’espace général avec la verticale du tronc qui traverse tout le tableau à partir du bas du bassin jusqu’au ciel, en croisant à angle droit l’horizontale du bord du bassin qui répète celle du bord inférieur du tableau lui-même. Rares sont les tableaux de Cezanne où la géométrie est si franche, parce qu’à mesure qu’il s’avance vers la réalisation, il travaille avec une attentive inexactitude à une géométrie soigneusement déréglée par la logique des sensations colorées, seule garante, en définitive, de la vérité en peinture. Cependant, si on observe Le Bassin du Jas de Bouffan en hiver, la rigueur géométrique n’est pas aussi sévère qu’elle y paraît : du bas du tableau jusqu’au sommet du muret, le tronc est légèrement décalé sur la droite par rapport au centre de la toile, puis il subit lui-même un léger décalage vers la gauche de sorte que la partie supérieure du tronc correspond bien, au centre du tableau, mais se trouve être en revanche le point de départ du rythme dégingandé des branches qui court-circuitent au moyen de multiples obliques la trop stricte exactitude de cette partie de tronc verticale et centrée. Ce mouvement qu’introduisent les branches se poursuit en outre dans le ciel où la touche devient tourbillonnante à leur contact, et il se démultiplie, comme de subtiles répliques sismiques à travers les autres arbres également dénudés qui sont répartis de manière très libre dans l’agencement plus régulier des champs. Ainsi, les arbres dénudés n’introduisent pas seulement de l’ordre, dans ce tableau, mais de la liberté, du mouvement, presque de la désorganisation. Bientôt l’ordre adouci par l’ébranlement cezannien de la surface cèdera la place à une sorte d’ornement, mot qui est parent du mot latin ordo, même si ornement s’est comme affranchi de la linéarité originellement militaire de l’ordo romain. C’est ce que nous allons voir avec le tableau de Minneapolis Les Marronniers du Jas de Bouffan en hiver (FWN 216), de huit années postérieur au Bassin du Jas de Bouffan en hiver.

Mais avant de considérer le tableau de Minneapolis, il faut regarder une autre œuvre. Entre ces deux tableaux, en effet, Cezanne a peint vers 1881-1883 une magnifique aquarelle intitulée Le bassin du Jas de Bouffan aux arbres dénudés, qui reprend de très près le motif du Bassin du Jas de Bouffan en hiver, mais qui radicalise les directions que nous avons vues s’esquisser dans le tableau antérieur d’environ cinq années. Non seulement la géométrie y est considérablement assouplie grâce à la fluidité de l’aquarelle, mais les arbres dénudés occupent une place beaucoup plus importante, à commencer par l’arbre principal, moins central, en dialogue avec l’arbre à gauche de taille égale, et dont le réseau de branches se déploie en arabesques bien plus libres que dans le tableau, pour commencer à tisser tout un réseau de rameaux et de ramilles avec l’ensemble des autres arbres. Quant au bassin, il est toujours nettement délimité, mais laissé abstraitement en réserve, sans la moindre illusion de reflet, quand bien même ce reflet serait, comme on l’a vu, non-mimétique. Sa virginité ne rend que plus vivace encore la gestuelle des branches, qui fait désormais écran au bâtiment principal. Au-dessus des deux petits arbres de droite une branche semble flotter et ne se rattacher à aucun arbre, et, beaucoup plus nombreux que dans le tableau, d’autres surgissements de petits troncs dénudés viennent parsemer la surface et affoler toute velléité de rigueur trop rectiligne. Tout l’espace est animé par le mouvement de ces branches et se met à danser au rythme de ces improvisations libres.

Le bassin du Jas de Bouffan aux arbres dénudés, 1881-1883, Collection Oskar Reinhart, Winterthur (RW155, FWN 1104)

Dans le tableau de Minneapolis Les Marronniers du Jas de Bouffan en hiver, les arbres dénudés occupent désormais presque tout l’espace : ils s’étendent bord à bord dans la latéralité (certaines branches entrent même dans le tableau à partir de troncs qui n’y figurent pas) et, suivant un cadrage qu’on rencontre souvent et qui accentue la dimension ornementale plutôt que l’aspect naturaliste, les troncs et les branches sont coupés en hauteur par le bord supérieur du tableau. Quant au jeu des branches et des troncs, il se développe avec une complexité inépuisable : non seulement chaque arbre organise en lui-même un système de mouvements entre son propre fût et sa ramure, mais les arbres qui sont de part et d’autre de l’allée évoluent aussi dans l’espace pictural en duo, alors que simultanément tous les troncs dansent ensemble et que toutes les branches, en définitive, avec leurs mouvements distincts, leur épaisseurs variables et leurs directions multiples, se touchent, se croisent, se chevauchent, s’épousent ou s’écartent, se courbent ou se redressent, pour former ensemble une sorte de vaste ramure unique dont l’animation est sous-tendue par le bleu du ciel et les réserves de blancs qui rehaussent les ramilles.

Ces arbres dénudés réalisent simultanément des mouvements tout à fait distincts dans un espace où tout point est aussi important que n’importe quel autre. Leurs entrelacs couvrent pratiquement toute la surface et recouvrent même ce qu’on ne distingue qu’à travers leurs mouvements : les bâtiments et Sainte-Victoire, simplifiés à l’extrême et presque réduits à l’état de silhouettes colorées. Ainsi, le principe ornemental de ces arbres dénudés agit comme « une force de dérangement dans l’ordre du visible »[1] Cf. Rémi Labrusse, Face au chaos. Pensées de l’ornement à l’âge de l’industrie, Dijon, Les Presses du réel, 2018, p. 388 : « En tout état de cause, l’ornement perçu et défini comme une force de dérangement dans l’ordre du visible ouvre une question à laquelle certaines grandes postulations des avant-gardes du début du XXe siècle ont également fait droit, et par laquelle notre rapport avec les images se trouve profondément bouleversé. », il bouleverse l’ordre établi de la forme classique, et contribue à faire paraître la surface, sans illusion de relief, mais rythmée de part en part. En effet, malgré les légers décalages entre les troncs de part et d’autre de l’allée, les arbres s’éploient ici comme sur une frise, parce que Cezanne embrasse l’allée de marronniers non pas de face comme dans certaines autres toiles (par exemple : L’Allée des marronniers au Jas de Bouffan de la Fondation Barnes), mais latéralement, dans un prodigieux travelling pictural que soulignent la dynamique horizontale des touches au bas du tableau et la bande du muret qui redouble l’allée elle-même légèrement esquissée. Cezanne ainsi annule la profondeur en créant avec ces arbres une sorte de « modelé plat », pour reprendre la tournure paradoxale qu’Henri Focillon ne craint pas d’employer afin de caractériser en général l’ornement dont il précise ainsi les enjeux qui correspondent bien à ce à quoi nous assistons dans le tableau de Minneapolis, Les Marronniers du Jas de Bouffan en hiver :

Ainsi se trouve confirmée une fois de plus l’idée que l’ornement n’est pas un graphisme abstrait évoluant dans un espace quelconque, mais que la forme ornementale crée ses modes de l’ espace, ou plutôt, car ces notions sont inséparablement liées, qu’espace et forme s’engendrent réciproquement dans ce domaine, avec la même liberté à l’égard de l’objet, selon les mêmes lois par rapport à eux-mêmes[2] Henri Focillon, Vie des formes, Paris, P.U.F., coll. « Quadrige », 1993, p. 42..

Les Marronniers du Jas de Bouffan en hiver, 1885–86, Institute of Arts, Minneapolis (R551-FWN 216)

Si nous rassemblons à présent ce qui nous est apparu en regardant les trois œuvres peintes au Jas de Bouffan avec des arbres dépouillés, nous pouvons dire que dénuder les arbres a amené Cezanne au développement d’un principe ornemental singulier qui est aussi un principe générateur d’espace pour nombre de toiles des vingt dernières années. J’aimerais en clarifier les enjeux à travers quatre points.

  1. Dénuder les arbres s’accompagne chez Cezanne de la mise en œuvre claire d’une logique du décentrement (parce qu’aucun tronc n’est au milieu de la toile) et du désaxement (parce que la ramure mise à nue prend une ampleur considérable par rapport au fût). C’est ce qu’on peut encore voir de manière très prononcée dans l’aquarelle de 1878-80 intitulée Arbre dépouillé du Jas de Bouffan (FWN1046), où le sujet du tableau, l’arbre, est décalé à l’extrémité gauche de la feuille et où un réseau de branches se développe vers la droite à partir du tronc. L’espace est ainsi ouvert par ce double décalage : un décentrement vers la gauche du tronc massif et le déploiement latéral inverse d’une profusion de ramilles, qui désaxent l’arbre par rapport à lui- même. On voit ici en outre comment le mouvement de double décalage de l’arbre crée une tension très belle avec l’espace laissé en blanc, mais animé d’une résonance nouvelle. Parmi les œuvres plus tardives, Grands arbres (FWN 343) d’Édimbourg, ou Sous-bois (FWN 303) du County Museum of Art de Los Angeles incarnent à merveille cette logique libératrice du décentrement et du désaxement qu’ opèrent les troncs cezanniens en faisant fi de l’ordonnancement préalable qu’impose nécessairement le cadre plastique horizontal et vertical d’un tableau. Ce sont les troncs et les branches qui reconfigurent librement leur propre « cadre ». Dans les autres œuvres que nous avons considérées, nous avons également vu que ce double phénomène du décentrement et du désaxement implique une fondamentale mise à égalité de tous les points de la surface.

Arbre dépouillé du Jas de Bouffan, 1878-1880, Jill Newhouse Gallery, New York (RW111 – FWN 1046)

  1. Ce ne sont pas seulement les notions de centre et d’axe principal qui sont déplacées par le déploiement ornemental des ramures cezanniennes dénudées, c’est la notion même de sujet, ainsi qu’on l’a vu dans le tableau de Minneapolis où, comme l’écrit Pavel Machotka : « Avec l’ arrière-plan presque évanescent, c’ est le motif décoratif lui-même qui porte la signification… »[3]Pavel Machotka, « Les Marronniers du Jas de Bouffan en hiver, 1885-1886 (FWN 216) », mis en ligne sur le site Internet de la Société Paul Cezanne..

On ne s’étonne donc pas de voir Cezanne s’essayer à une période pour lui décisive (1885) à l’effacement du sujet derrière les arbres dénudés dans plusieurs tableaux, notamment dans les deux œuvres peintes à la « La Durane », qui se trouvent respectivement au musée de l’Orangerie à Paris (FWN 218) et au Metropolitan Museum à New York (FWN 219). Dans le chef-d’œuvre du musée d’Oslo, également intitulé Arbres et maisons au lieu-dit « La Durane » (FWN 220)[4] Grâce à l’identification précise du site où ces tableaux ont été peints, un nouveau titre est désormais proposé pour ces trois œuvres: La bastide La Durane dans la plaine de Valcros, I, II et III (cf. François Chédeville, « Localisation de “Arbres et maisons” », texte mis en ligne sur le site Internet de la Société Paul Cezanne). Dans l’aquarelle dont la localisation est aujourd’hui inconnue, qui s’intitule à l’origine également Arbres et maison au lieu dit « La Durane » (FWN 1085-TA), et qui précède de presque deux ans les toiles, Cezanne semble déjà tirer le parti maximum des réserves et de la fluidité des nappes de couleurs aux contours plus labiles, pour noyer en quelque sorte la bastide dans l’essor ornemental des branches et intégrer ainsi tous les éléments dans le plan unique de la feuille., mais plus radical que les deux autres de même nom, les maisons ne sont plus vraiment derrière les arbres, elles s’effacent presque entièrement comme maisons en se fondant comme tache de couleurs à même la surface dans une harmonie chromatique générale au sein de laquelle s’inscrivent également les arbres. Toute notion d’arrière-plan disparaît dans cette œuvre où les troncs et les branches s’étirent et se courbent à l’extrême dans un ballet d’une grande tension dramatique et d’une grande audace structurelle dans la démultiplication des directions sur un même et unique plan (verticales, horizontales, diagonales, courbes en tout genre, vers le haut et simultanément vers le bas). La chose la plus étonnante, mais la plus caractéristique de Cezanne, reste le fait que cet écartèlement multidirectionnel constitue cependant une unité, en particulier grâce à la manière dont les arbres dénudés eux-mêmes s’insèrent dans la logique chromatique de la toile entière, alors que dans les autres œuvres s’établit justement un contraste entre l’ensemble du motif et la dimension linéaire des arbres soulignée par la tonalité sombre des troncs et des branches. Ici, les troncs se modulent chromatiquement à l’unisson du reste, comme si le principe ornemental ne s’incarnait plus simplement à travers le motif arbre et branches, mais irriguait de l’intérieur toute la surface.

Arbres et maisons au lieu dit « La Durane », c. 1885, Nasjonalgalleriet, Oslo (R550 – FWN 220)

À vrai dire, avec Cezanne le linéaire devient lui-même chromatique, « le dessin et la couleur ne sont point distincts », comme dit le peintre à Léo Larguier, et le principe ornemental qui en découle est bel et bien unique en son genre. Il parvient à son sommet dans deux feuilles bouleversantes, les aquarelles Le chêne (1885-1890, FWN 1192) et Le pistachier dans la cour de Château Noir, II (c. 1900, FWN, 1450), où la structure-arbre parvient à une sorte d’ivresse vibratoire aussi bien linéaire que chromatique, où s’accomplit la mise en tension cezannienne de l’espace. Dans ces deux aquarelles, de manière chaque fois distincte, la réalisation s’opère grâce au déploiement ornemental de l’arbre et de ses branches, au gré d’arabesques dont il faut dire qu’elles sont de nature aussi bien chromatique que linéaires. C’est Matisse qui parlera à propos de Cezanne du « chant de l’arabesque en liaison avec la couleur »[5] Henri Matisse, Écrits et propos sur l’art, texte, note et index établis par Dominique Fourcade, Paris, Hermann, 1991, p. 134..

  1. Si nous allons au bout des conséquences du principe ornemental mis en œuvre par le geste pictural cezannien de l’arbre dénudé, cela implique en définitive le dépassement de l’opposition de la couleur et du dessin, puisque dessin et couleurs ensemble sont arabesque. Mais ce dépassement modifie lui-même essentiellement le sens de l’ornement et engage par conséquent aussi le dépassement de la conception courante de l’ornement qui voit en lui, depuis Alberti, ce qui s’oppose à la structure. Suivant cet héritage, l’ornement « vient en plus, par surcroît, après la constitution de l’objet ; inessentiellement, il s’ajoute à la substance dont il n’est pas même un attribut », écrit Rémi Labrusse dans Face au chaos. Pensées de l’ornement à l’âge de l’industrie[6]Rémi Labrusse, Face au chaos. Pensées de l’ornement à l’âge de l’industrie, p. 347.. Chez Cezanne l’ornement ne s’oppose pas à la structure, parce qu’il ne s’ajoute en vérité à rien. Il en appelle à cet égard à une reconsidération de l’articulation métaphysique courante entre l’être et l’apparaître : il n’y a d’être chez Cezanne que dans l’événement de l’apparaître. L’être cezannien est cet événement même. Si le motif ornemental de la ramure tend à devenir ce qui s’installe devant le sujet traditionnel, comme on l’a vu dans plusieurs œuvres du Jas de Bouffan et de La Durane, c’est parce que le sens traditionnel du sujet est dépassé par la conception cezannienne du motif, entendu comme ce qui met en mouvement la logique picturale et ainsi comme source de l’apparaître. Cela implique du même coup que le processus que nous voyons se réaliser peu à peu au Jas de Bouffan, en vertu duquel le motif ornemental de l’arbre prend son essor à même la surface, ne signifie pas qu’un nouveau sujet (arbre) vient s’imposer devant un autre sujet (maison), mais plutôt qu’une certaine conception ontologique du sujet disparaît peu à peu devant la mise en œuvre d’une dynamique picturale dont la ramure ornementale révèle le sens.

La nudité n’est pas un appauvrissement, tout au contraire : c’est en revenant aux troncs et aux branches mis à nu par l’hiver que Cezanne a mis au jour une profusion ornementale structurelle qui va peu à peu s’intégrer à toute la surface elle-même et participer à la gestation de la forme mouvante dans d’autres tableaux, y compris des portraits (Le jardinier de la Fondation Barnes, par exemple, ou l’Homme assis de Madrid, dans lequel le tronc qui part en diagonale en se dédoublant en haut à droite correspond à la diagonale des deux jambes).

  1. Reste un dernier point à clarifier, point essentiel, sans lequel l’événement arbres dénudés n’aurait pas lieu, à savoir l’incarnation de ce principe ornemental cezannien qu’on a vu prendre son essor dans plusieurs tableaux réalisées au Jas de Bouffan, puis se développer dans d’autres œuvres, dont nombres d’arbres ou études d’arbres à l’huile et à l’aquarelle, que Cezanne n’a cessé de peindre, mais aussi dans des paysages voire des portraits, où la dynamique de la structure-arbre travaille la surface entière. J’ai souligné la force structurelle des troncs dénudés en même temps que la liberté formelle extraordinairement inventive dans le mouvement des fûts et le déploiement des ramures, et j’ai parlé dans le même temps de gestes, de danse, de chorégraphie. La raison en est que l’aspect ornemental des troncs cezanniens ne se heurte jamais à l’écueil qui menace tout procédé ornemental ou décoratif au sens courant, à savoir le formalisme de la simple décoration. Avant tout, il faut redire que l’ornemental n’est pas chez Cezanne un procédé : il surgit avec des arbres, s’improvise à chaque situation picturale précise, et prend comme on l’a vu autant de formes que les branches savent en inventer pour créer une dynamique et de l’espace.

Mais l’absence d’abstraction formaliste chez Cezanne tient au sens même de sa création, dans la mesure où la couleur d’où tout procède (les formes, le dessin, la lumière) traduit la sensation qui s’enracine quant à elle dans le contact avec la nature. « Tout se résume en ceci : avoir des sensations et lire la Nature » déclare-t-il à Émile Bernard à qui il parle également de « sensations colorées ». Tout chez Cezanne est senti par la couleur, ce qui veut dire aussi que c’est par la couleur que tout prend corps. Il n’y a pas de formalisme, chez Cezanne, parce que tout est corps. Dès 1867, une toile aussi forte que Le Nègre Scipion, par exemple, montre de quelle réalité d’incarnation est capable sa peinture. Mais corps le sont tout autant les fruits, les verres, les crânes ou Sainte-Victoire. « Cezanne, en somme, écrit très justement Michel Guérin dans Nihilisme et modernité, a dit mieux que quiconque et simplement ce qui motive son art : faire remonter la profondeur en surface. Autrement dit : ap-profondir les phénomènes, non pas pour découvrir ce qu’ils cacheraient, mais pour leur garantir la fermeté charnelle qui leur appartient en propre. »[7] Michel Guérin, Nihilisme et modernité. Essai sur la sensibilité des époques modernes de Diderot à Duchamp, Nîmes, éditions Jacqueline Chambon, 2003, p. 147. À la page 143, on peut lire également ceci à propos du Grand baigneur du MoMA : « Dans le fait, il ne s’agit plus de frontalité et, d’évidence, Cezanne n’a pas de ces soucis. Nous avons affaire à une présence stupéfiante, absolument muette, étrangère à tout stratégie de représentation ou d’expression : ce qui se passe dans le tableau, c’est le devenir-corps de la chair. » L’espace pictural que Cezanne crée par la couleur n’est ni un espace imaginaire, ni un espace qui redouble celui que nous voyons, malgré le fait, comme le montrent en général les photographies de John Rewald, que le peintre n’invente rien par rapport à ce qu’il a sous les yeux. C’est un espace de révélation, où quelque chose a lieu. C’est un espace d’incarnation. « Que bien peindre est difficile ! », s’exclame Cezanne, qui poursuit en présence de Jules Borély :

Comment aller sans ambages vers la nature ? Voyez, de cet arbre à nous il y a un espace, une atmosphère, je vous l’accorde ; mais c’est ensuite ce tronc, palpable, résistant, ce corps…

L’espace de Cezanne n’est pas celui de la perspective aérienne qui traduit la distance par les dégradés de bleu vers l’arrière-plan, ni celui de l’atmosphère au sens où la peinture impressionniste sait capter l’espace d’un instant les bruissements d’air et de lumière sur les feuillages. Les troncs sont pour Cezanne des corps, des présences incarnées, douées de masse et bien vivantes, c’est-à-dire mouvantes et émouvantes, parce que voir pour Cezanne, ce n’est pas tenir à distance le réel grâce à la vue qui est certes, comme le note le début de la Métaphysique d’Aristote, le sens qui nous apporte le plus de différenciation dans le discernement du réel, mais aussi celui qui nous expose le moins pathétiquement (la vue est le sens le plus théorique). Voir, pour Cezanne, ne ressortit pas à la contemplation. Selon ce mot essentiel adressé à Émile Bernard dans la lettre du 26 mai 1904, voir c’est :

Pénétrer ce qu’on a devant soi[8] Conversations avec Cezanne, édition critique présentée par P. M. Doran, Paris, Macula, 1987, p. 37.

Le regard de Cezanne s’expose à la traversée pénétrante du réel et, ce faisant, se rend capable de donner vraiment corps à ce qui est sous ses yeux.

Pénétrer c’est aller au contact, entrer dans un corps, mais surtout : « passer à travers » comme dit Littré. Car il ne s’agit pas d’aller d’un extérieur vers un intérieur, ainsi que le montre la peinture de Cezanne. Il s’agit en revanche de passer à travers – à travers les troncs et les pommes, à travers Madame Cezanne ou Sainte-Victoire. Le regard du peintre pénètre les choses et les êtres, il passe à travers par la sensation qui se leste ainsi de la chair du monde et la fait vibrer par la couleur. C’est dire du même coup que pénétrer c’est toujours se pénétrer de… La peinture qui résulte de cette expérience est une peinture, d’une part qui ne fait pas abstraction de la manière dont nous faisons corps avec le monde, dont nous sommes présents au monde en corps, et d’autre part qui implique que nous ne puissions pas rester indemnes à son contact à elle. La surface cezannienne n’est pas pré-ordonnée par un sujet pensant, elle n’est géométrique qu’en apparence, car c’est une géométrie bousculée, mise à l’épreuve de la sensation et de la présence du corps au monde, et réélaborée à partir de cette expérience du corps.

S’agissant des troncs et des arbres cezanniens en général, on reste toujours stupéfait par la vigueur charnelle avec laquelle ils nous sollicitent et nous étreignent. Bien que tous nous soyons à même de voir l’allée de marronniers au Jas de Bouffan, c’est grâce à la pénétration de Cezanne que cette allée devient une chorégraphie où des corps se meuvent dans un espace auquel ils donnent consistance par leurs mouvements. Par sa peinture Cezanne a réussi à mettre en mouvement ce qui d’ordinaire ne l’est jamais : les rochers et les troncs. Ce n’est pas le moindre des paradoxes que d’avoir su créer du mouvement avec la partie de l’arbre qui est en apparence la plus statique. La raison en est que l’espace cezannien est une dimension dans laquelle les choses ayant été traversées par la sensation prennent la consistance de corps animés par la couleur.

Regardons à nouveau ce moment où, comme dit John Rewald, « les arbres dénudés devenaient des arabesques »[9] John Rewald, Cezanne, Paris, Flammarion, 2011, p. 233.. Il apparaît alors que dénuder les arbres, c’est les révéler comme corps dansants qui inventent librement l’espace au gré de mouvements de troncs et de branches. C’est orchestrer une chorégraphie, c’est-à-dire l’écriture picturale d’une choréia qui signifie, dit Platon dans les Lois (II), l’unité d’un rythme (le mouvement des figures, c’est-à-dire du corps) et d’un mélos (l’ordre articulé de la voix). Chez Cezanne, la chorégraphie des arbres dénudés est faite du rythme des figures ouvertes et mouvantes du corps des arbres et de la mélodie qui articule ces membres par la modulation chromatique.

*

Dans Pour comprendre la peinture, un cezannien éminent, Lionello Venturi écrit ce qui suit à propos des questions que soulève l’apparition des arbres en tant que tels dans l’histoire de la peinture :

Mais quand un peintre peint un arbre au lieu de peindre un corps humain, il est difficile qu’il fasse de l’arbre un motif d’histoire. Et, précisément, Giorgione renonça délibérément à raconter des histoires lorsqu’il imagina des compositions de personnages[10] Lionello Venturi, Pour comprendre la peinture. De Giotto à Chagall, trad. J. Bertrand, Paris, Albin Michel, 1961, p. 72..

En sortant radicalement de l’espace classique de la représentation, Cezanne, quelques siècles après Giorgione qu’il admirait, n’a pas seulement peint des arbres au lieu de peindre des corps humains, il a peint des arbres dénudés en tant que corps dansant, chorégraphiant par le rythme de la ramure et la mélodie de la couleur un espace ornemental qui fait apparaître une structuration nouvelle de la surface, autonome sans être formelle, et essentiellement libre, imprévisible et improvisante. Il y a une éthique cezannienne des arbres, qui est aussi une logique de la sensation et une habitation du corps. Pour beaucoup de raisons, elle me paraît vitale aujourd’hui.

Références

Références
1 Cf. Rémi Labrusse, Face au chaos. Pensées de l’ornement à l’âge de l’industrie, Dijon, Les Presses du réel, 2018, p. 388 : « En tout état de cause, l’ornement perçu et défini comme une force de dérangement dans l’ordre du visible ouvre une question à laquelle certaines grandes postulations des avant-gardes du début du XXe siècle ont également fait droit, et par laquelle notre rapport avec les images se trouve profondément bouleversé. »
2 Henri Focillon, Vie des formes, Paris, P.U.F., coll. « Quadrige », 1993, p. 42.
3 Pavel Machotka, « Les Marronniers du Jas de Bouffan en hiver, 1885-1886 (FWN 216) », mis en ligne sur le site Internet de la Société Paul Cezanne.
4 Grâce à l’identification précise du site où ces tableaux ont été peints, un nouveau titre est désormais proposé pour ces trois œuvres: La bastide La Durane dans la plaine de Valcros, I, II et III (cf. François Chédeville, « Localisation de “Arbres et maisons” », texte mis en ligne sur le site Internet de la Société Paul Cezanne). Dans l’aquarelle dont la localisation est aujourd’hui inconnue, qui s’intitule à l’origine également Arbres et maison au lieu dit « La Durane » (FWN 1085-TA), et qui précède de presque deux ans les toiles, Cezanne semble déjà tirer le parti maximum des réserves et de la fluidité des nappes de couleurs aux contours plus labiles, pour noyer en quelque sorte la bastide dans l’essor ornemental des branches et intégrer ainsi tous les éléments dans le plan unique de la feuille.
5 Henri Matisse, Écrits et propos sur l’art, texte, note et index établis par Dominique Fourcade, Paris, Hermann, 1991, p. 134.
6 Rémi Labrusse, Face au chaos. Pensées de l’ornement à l’âge de l’industrie, p. 347.
7 Michel Guérin, Nihilisme et modernité. Essai sur la sensibilité des époques modernes de Diderot à Duchamp, Nîmes, éditions Jacqueline Chambon, 2003, p. 147. À la page 143, on peut lire également ceci à propos du Grand baigneur du MoMA : « Dans le fait, il ne s’agit plus de frontalité et, d’évidence, Cezanne n’a pas de ces soucis. Nous avons affaire à une présence stupéfiante, absolument muette, étrangère à tout stratégie de représentation ou d’expression : ce qui se passe dans le tableau, c’est le devenir-corps de la chair. »
8 Conversations avec Cezanne, édition critique présentée par P. M. Doran, Paris, Macula, 1987, p. 37.
9 John Rewald, Cezanne, Paris, Flammarion, 2011, p. 233.
10 Lionello Venturi, Pour comprendre la peinture. De Giotto à Chagall, trad. J. Bertrand, Paris, Albin Michel, 1961, p. 72.