Colloque « Cezanne, Jas de Bouffan — art et histoire », 21-22 septembre 2019

Le Jas de Bouffan  ou  l’ancrage de Paul Cezanne

Philippe Cezanne

Conférence filmée

Philippe Cezanne en quelques mots

 Philippe Cezanne, né en 1941 a travaillé avec Charles Durand-Ruel de 1963 à 1975, pour des ventes publiques  diligentés par Etienne Ader, Lucien Solanet, Maurice Rheims, organisant des expositions de Renoir, Monet, Sisley…etc. Il voit passer les œuvres de  Picasso, Braque, Miro, Modigliani, Léger, Masson, Juan Gris, Henri Laurens. A partir de 1972, il devient Expert, membre de la Chambre Syndicale des Experts Français. Il devient encore conseil et expert pour des galeries Japonaises : Mitsukoshi-Muromachi ; Yoshii ; Nichido ; Tamenaga…

De 1983 à  1997, il  assume la Galerie Philippe Cézanne  dans le cadre du Louvre des Antiquaires.

A partir de 1974 (année où il part au Japon monter une exposition Cezanne), il participe au commissariat de toutes les grandes expositions Cezanne  au niveau international. Citons :

1974 : Cezanne dans les Musées Nationaux, Paris, Grand Palais

1978 : Cezanne, Les dernières années, Paris Grand-Palais

1984 :  Cezanne, Madrid (avec John Rewald )

1988-1989 :  Cezanne, Les années de jeunesse, Londres, Paris, Washington

1995-96 : Cezanne, Paris Grand-Palais, Londres,  Philadelphie

1999  Cezanne, Japon. Nombreux interview, radio, télé, presse pour les organisateurs

 A partir de 1998, c’est- à-dire de la création de la Société Paul Cezanne, (dont il assume la présidence d’honneur à partir de 2008), Philippe Cezanne s’engage pleinement pour la promotion de Cezanne en son pays d’Aix. L’exposition Cezanne en Provence marque un temps fort de cet engagement qui se traduit par  de  nombreuses interventions pour sauvegarder le Jas de Bouffan avec le souci de voir une « Fondation Cezanne » s’inscrire en ce lieu.

Contenu de son intervention :

Le  Jas de Bouffan  a été le lieu d’ancrage de Paul Cezanne pendant quarante ans, de 1859 à la vente en 1899 après le décès de sa mère. Qu’il fût à Paris ou en Provence, à Aix, Gardanne ou l’Estaque, c’est toujours vers ce refuge que son cœur le portait. Malgré les désaccords qui l’opposaient parfois à son père, il y retourna sans cesse pour se ressourcer ou fuir l’incompréhension et les railleries de ses contemporains qu’il supportait avec difficulté. Cet endroit discret et protecteur nourrissait son imaginaire et son attachement familial était plus fort que les vraies ou supposées colères paternelles.

Paul Cezanne, mon aïeul, fut comme presque tous les créateurs, un personnage complexe, un homme à multiples facettes, il était tout et son contraire.

Caractériel, emporté, enthousiaste, passionné, ne supportant guère la contradiction.

Dans son travail il était une sorte de moine, réfléchissant et créant dans la solitude, sûr de lui mais doutant toujours, c’était un écorché vif.

Il avait des horaires proches du cycle paysan, levé tôt et couché de même en fonction du soleil.

Mais quand il le décidait, c’était l’homme le plus affable et accueillant, aimant la compagnie d’amis fidèles pour discuter littérature, géologie, musique, poésie ou simplement plaisanter. Il faisait partie de cette génération parlant le latin en tant que langue vivante. Il aimait la bonne chère et le bon vin et conserva jusqu’à la fin ses amis de jeunesse qui venaient d’horizons différents : peintre, musicien, écrivain, mais aussi avocat, pharmacien, politique, journaliste sans oublier les boulanger, viticulteur, cordonnier, ébéniste —  en fait peu lui importait, son seul critère : le plaisir d’être avec l’autre. Et tous lui pardonnèrent ses excès de colère imprévisibles car derrière se cachait un homme sensible et attachant.

Matilda Lewis, une jeune amie du peintre Mary Cassatt rencontra Cezanne à Giverny chez Monet en 1894 et elle nous fait un portrait pris sur le vif qui me semble assez proche de la vérité :

«  Il ressemble à la description d’un méridional par Daudet. Quand je l’ai vu pour la première fois, il me fit l’impression d’une espèce de brigand, avec des yeux larges et rouges à fleur de tête, qui lui donnent un air féroce, encore augmenté par une barbiche pointue, presque grise, et une façon de parler si violente qu’il faisait littéralement résonner la vaisselle. J’ai découvert par la suite que je m’étais laissé tromper par les apparences car, loin d’être féroce, il a un tempérament le plus doux possible, comme un enfant […]

Il fait montre, à notre égard, d’une politesse qu’aucun des autres hommes ici n’aurait eue. Il ne permettra jamais à Louise de le servir avant nous, dans l’ordre dans lequel nous sommes assis à table ; il se  montre même déférent envers cette stupide bonne, et il enlève la calotte dont il protège son crâne chauve, dès qu’il entre dans la pièce.

« La conversation au déjeuner et au dîner se tourne principalement vers l’art et vers la cuisine. Cezanne est un des artistes les plus libéraux que j’aie jamais vus. Il commence chaque phrase par pour moi c’est ainsi, mais il admet que d’autres puissent être tout aussi honnêtes et véridiques envers la nature, selon leurs convictions. Il ne pense pas que tout le monde doive voir de la même manière. »

Quand en 1859 son père Louis Auguste acheta aux héritiers Truphème le domaine du Jas de Bouffan, une propriété agricole, le jeune Cezanne se sentit très vite à l’aise dans cet environnement : une belle bastide au milieu d’un grand parc arboré et clos de murs.

De 1860 à 1870, la famille Cezanne habitait à Aix en Provence, 14 rue Matheron et venait séjourner  au Jas de Bouffan de façon épisodique pour des périodes plus ou moins longues.

Le procès que fit Louis Auguste au fabricant de savon Jourdan et Honorat en 1868 en raison de la pollution de l’eau de l’aqueduc desservant le domaine, fait remarquer qu’outre la perte des poissons dans les bassins, des arbres qui dépérissaient, et l’impossibilité d’abreuver les bêtes, la famille subissait les mauvaises odeurs, amplifiées l’été, et ne pouvait pas faire de lessive. Toutes ces remarques laissent à entendre une présence de la famille plus régulière que ne l’affirmaient ou le supposaient les historiens.

Le jeune Paul profita de cette époque pour commencer à exprimer son art sur les murs du grand salon avec l’accord de son père. Les quatre saisons entourant Louis Auguste assis lisant son journal, dans l’alcôve, mais aussi tout autour de grandes compositions qui ont évolué au fil de ces dix années. Plusieurs membres de notre Société Cezanne ont écrit des textes passionnants sur ce sujet dans le nouvel ouvrage consacré au Jas de Bouffan.

Le peintre y exécute aussi de nombreux portraits de chevalet, sa famille, ses amis, une série de son oncle Dominique. En 1868, il entreprend une grande peinture de son père Louis Auguste. La première version qui se trouve au milieu des quatre saisons est une simple image du père, un hommage au patriarche. Mais dans ce grand tableau, aujourd’hui à la National Gallery de Washington, le père est bien présent ; il pose pour son fils et cette complicité transparaît dans l’œuvre. A cette époque Louis Auguste a engagé de grands travaux dans le salon, on enlève les tomettes provençales du sol, il fait creuser un vide sanitaire et fixer un plancher de pin sur des plots afin d’assainir la pièce. Il est certain qu’il vient au Jas surveiller les travaux car il aime le travail bien fait et ne veut pas le surpayer. Il a donc un peu de temps libre à consacrer à son fils. Dans cette peinture Paul Cezanne présente son père assis confortablement dans un grand fauteuil jambes croisées, un léger sourire aux lèvres, il lit le journal « L’Événement » qui n’est pas sa lecture habituelle mais un clin d’œil à l’ami d’enfance Emile Zola qui, à cette époque, écrit des chroniques dans ce journal, et il se représente lui-même à travers la présence d’une petite nature morte accrochée sur le mur derrière Louis Auguste. Il réunit donc ici à ses côtés les deux personnes les plus chères à son cœur.

Puis le jeune artiste se décide à investir le parc, il peint l’allée des marronniers, le bassin, la Sainte-Victoire qui apparaît pour la première fois au loin dans « La Tranchée » réalisée vers 1870, aujourd’hui à Munich. Il s’agit d’un élément de  la construction de la ligne de chemin de fer Aix Rognac qui passe à quelques pas du domaine. Il peint aussi les futaies et les arbres puis vers 1874 quelques vues de la bastide et de la ferme à travers les arbres. Peu à peu son art s’affirme et il s’éloigne du parc cheminant par le chemin de Valcros jusqu’au bout du domaine vers la Constance et la colline de Valcros où sa jeune sœur Rose possède une demeure.

A partir de 1861 et son premier séjour à Paris, Cezanne au fil des ans va partager son temps entre l’Ile-de-France et la Provence à parts égales, mais jamais de manière régulière. Seuls les événements se chargent de leur durée. En 1870 il est  à L’Estaque dans une petite maison louée par sa mère depuis plusieurs années, il s’y cache pour protéger son idylle avec sa compagne Hortense Fiquet et aussi peut-être de la maréchaussée qui pourrait le chercher, mais pour lui comme pour tous les Provençaux la guerre de 1870 est une affaire des gens du Nord.

Puis de juillet 1871 à Juin 1874 il reste en Ile-de-France,  son fils nait en janvier 1872 et il ne veut pas mettre son père au courant, redoutant qu’il lui supprime sa rente. Il rentre enfin à Aix pour retourner à Paris à la fin de l’été 1874. En 1878 il installe femme et enfant à Marseille dans un appartement, lui-même habitant au Jas, se partageant entre les deux lieux.

Au début des années 1880, Louis Auguste profita de la rénovation de la toiture de la bastide pour faire installer au second étage une grande baie vitrée et transformer cette pièce en atelier. Le peintre pouvait donc y installer et peindre ses natures mortes ou retravailler sur ses paysages les jours de pluie dans cet espace calme loin du brouhaha du rez-de-chaussée.

Tout au long de sa vie ce ne fut que des installations éphémères pour Hortense, pas moins d’une vingtaine d’appartements différents à Paris, et en Provence c’était L’Estaque, Gardanne, Marseille et  Aix, de la même façon. Hortense et son fils devant accepter cette vie d’errance.

Lui seul avait ce point d’ancrage, le Jas de Bouffan, ce cocon qui lui permettait de se ressourcer, protégé par sa mère et sa sœur Marie, peut-être un peu envahissante parfois à ses yeux mais bien utile à son quotidien. Cette bastide entourée d’arbres et enserrée de hauts murs le calmait lorsqu’il se sentait agressé par la critique, lui redonnait confiance dans son travail, nourrissait son imaginaire. Il faudra attendre 1886 pour que Paul se décide à épouser Hortense, poussé par sa sœur Marie et que Louis Auguste apprenne officiellement l’existence de Paul fils et d’Hortense, quelques mois avant son décès.

Tout au long de son existence, Paul quand il était en Ile-de-France ou à Paris venait chercher auprès de ses amis peintres, Pissarro en particulier mais aussi Renoir et Monet, des leçons de peinture,  grâce aux  nombreuses discussions et échanges avec ses amis qui le confortaient dans ses recherches. Puis de retour en Provence seul, il cherchait à mettre en œuvre ces leçons acquises, avançant pas à pas. Il n’invente rien, il peint ce qu’il voit mais ses sensations l’amènent à un regard parallèle à la nature, Il veut faire de la peinture pour la peinture sans compromis et oubliant l’anecdote. Il construit par le volume et la couleur. Il bouscule les canons traditionnels et crée ses propres codes.

Ses recherches si innovantes le placent en marge de la société des artistes et de la critique. Le Jas de Bouffan sera donc pour lui pendant ces quarante années, un lieu de réflexion, de création, mais aussi le cocon indispensable pour se reconstruire face à l’incompréhension du monde artistique de son époque.

J’aimerais maintenant vous raconter une petite anecdote.

Alors que je faisais des recherches sur une peinture disparue pendant la guerre de 1939 – 1945 appartenant à cette époque à mon grand-père Paul Cezanne fils, une vue de la montagne Sainte Victoire de 1897 que l’on venait de retrouver en 2014 à Salzbourg en Autriche dans un appartement propriété de Cornélius Gurlitt. Celui-ci était le fils du marchand Hildebrandt Gurlitt connu pour avoir négocié avec les autorités du troisième Reich des biens juifs et autres volés pendant ces années. Ces recherches devaient soutenir une présomption de vol à l’encontre de ma famille auprès des autorités allemandes.

Je découvre collé  en troisième de couverture de mon exemplaire du catalogue de l’exposition Cezanne au musée de Lyon en 1939 ou était mentionnée et illustrée cette œuvre, un article inconnu et intéressant, daté du 11 juin 1939 d’un journal « Le Petit Marseillais » concernant une peinture de Paul Cezanne exposée en 1902 à Toulon.

Ce catalogue m’avait été donné par un ami dont le grand-père toulonnais était un membre de l’association «  Les Amis des Arts » de Toulon, à cette époque.

L’on retrouve des associations semblables dans de nombreuses villes de France et notamment à Aix en Provence, 2 bis avenue Victor Hugo. Paul Cezanne en fut un membre et exposa par deux fois en 1895 et 1902.

Voici la transcription de cet article non signé par son auteur :

« Un Cezanne fut offert pour 200 francs à Toulon, il y a 37 ans »

« La société des Amis des Arts que présidait le regretté  Boyer, avait ouvert son salon annuel en 1892 dans un chalet provisoire édifié place de la liberté.

Parmi les envois exposés (en 1902) figurait  « le mas de Bouffans » (sic) une toile signée d’un nom alors peu connu : Cezanne. Sa facture provoqua quelques étonnements et même des railleries.

Monsieur Richard Andrieu, critique d’art, eut le courage de faire l’éloge de cette œuvre que le peintre offrait timidement pour 200 frs. Elle ne trouva point d’acquéreur à Toulon, rappelle notre confrère Henseling qui ajoute qu’au cours d’une vente récente, un amateur la paya 40.000 francs »

Intrigué par cet article et n’ayant jamais eu connaissance de cette exposition qui ne figure, à ma connaissance, dans aucun ouvrage sur le peintre, je me lançai dans des recherches complémentaires pouvant confirmer cet article. Je trouvais, par hasard, un texte sur « Les personnalités Toulonnaises au fil des siècles » parmi elles, un peintre, José Mange, sur qui j’ai trouvé quelques informations.

José Mange est né à Toulon en 1866, il fut peintre paysagiste et poète félibrige, proche de Frédéric Mistral. Il fait ses études à Aix-en-Provence entre 1876 et 1886 où il obtient son baccalauréat, il fréquente le musée des Beaux Arts, aujourd’hui musée Granet, et fait, semble-t-il, la connaissance de Paul Cezanne. Il fréquente aussi plus tard Georges Bernanos et Jean Moréas, il travaille auprès de Paul Signac et Henri Manguin à Saint Tropez vers 1900. Puis il sera proche de Chaïm Soutine et d’Emile Othon-Friesz.

En 1902, il participe au premier Salon de la société des Amis des Arts, place de la liberté à Toulon. Il expose en même temps que son maître Paul Cezanne. Mécontent de la place réservée au tableau de l’artiste, Mange décide de décrocher sa propre peinture en signe de désapprobation.

Toute ces informations semblent parfaitement exactes, les mêmes renseignements venant de sources différentes. Cette petite histoire, montre une fois encore que Paul Cezanne à la fin de sa vie devient plus sociable, se rapprochant des jeunes peintres, sensible à la venue chez lui, à Aix-en-Provence, de collectionneurs, poètes, écrivains, artistes, acceptant de prêter des œuvres pour une exposition locale collective, alors qu’à Paris, depuis six ans,  les acheteurs du monde entier se précipitent chez son nouveau marchand Ambroise Vollard pour se disputer les peintures du « Maître ».

Je n’ai pour l’instant pu prouver avec exactitude de quelle œuvre l’auteur de l’article parle. S’il s’agit bien du  « mas de bouffan » il n’y a que 11 œuvres représentant  la bastide avec  la ferme ou la ferme seule. En comparant les historiques de tous ces tableaux, mon intuition me porterait sur le N° 240 du catalogue (R596, FWN240) « La Ferme du jas de Bouffan, 1887 » qui resta la propriété du peintre puis de son fils jusqu’à la vente au docteur Barnes en 1939 par l’intermédiaire du marchand Etienne Bignou.

La Ferme du Jas de Bouffan c87
R596 FWN240

En 1902 se tint également à Aix en Provence une exposition de la société des Amis des Arts où figure une peinture de Cezanne «  Le pré au jas de Bouffan » qui pourrait, peut être,  être  le N° 199 Catalogue (R523) « Prairie et ferme du Jas, 1885 » d’après les auteurs du Catalogue raisonné.

Prairie et ferme du Jas de Bouffan 85
R523 FWN199

On peut s’interroger sur les intentions du peintre de montrer dans un même temps et dans deux expositions différentes des vues du Jas de Bouffan, si cher à son cœur, propriété restée en indivision entre Paul et ses deux  sœurs, et qui avait été vendue à son corps défendant trois ans plus tôt à la demande de son beau-frère Maxime Conil toujours en quête d’argent frais.

Bien qu’ayant emménagé dans un appartement rue Boulegon et enfin installé dans son atelier des Lauves, il semble qu’il reste nostalgique suite à la perte de ce lieu si important dans sa vie d’artiste, de ce cocon où il venait se réfugier auprès de sa mère dans les moments difficiles. Présenter au public ces deux œuvres peintes près de vingt ans plus tôt, était peut-être une façon de montrer ce qui fut pour lui l’une de ces premières sources d’inspiration

Bien évidemment ces propositions ne sont qu’hypothèses et sûrement difficiles à confirmer, mais je trouve cette petite histoire dans la vie de l’artiste des plus émouvantes.