Colloque « Cezanne, Jas de Bouffan — art et histoire », 21-22 septembre 2019

Promenade dans le parc du Jas de Bouffan

Le regard de Cezanne

François Chédeville

Conférence filmée

François Chédeville en quelque mots :

Né en 1944, a étudié à l’École Normale Supérieure les lettres modernes et l’ancien français avant de mener durant une vingtaine d’années une double carrière d’enseignant et de chercheur en pédagogie, notamment en enseignement assisté par ordinateur. Consultant en entreprise, il a conduit pendant une trentaine d’années de nombreux projets de changement institutionnel et assuré la formation de cadres et dirigeants aux méthodes du management.
Ayant été initié à l’art de Cezanne par Pavel Machotka et Alain Mothe, il a constitué dès 2005 la première base numérisée exhaustive de l’œuvre du peintre, qui lui a permis de réaliser de nombreuses études, comme en particulier :

La figure humaine dans l’œuvre de Cezanne, une approche statistique originale de la thématique cézannienne.
De très nombreuses études de localisation de paysages, fondées notamment sur des méthodes d’exploration informatiques.
L’album de famille de Paul Cezanne, remise à plat de la chronologie comparée des portraits de Paul Junior, d’Hortense et de Paul lui-même.
Madame Paul Cezanne, livre co-écrit avec Raymond Hurtu, biographie du couple Paul-Hortense éclairant de manière nouvelle leur relation et rapportant de nombreux faits inédits.
L’étude de la stylistique et la révision de la chronologie des dessins de Cezanne.

Il assume par ailleurs la tenue et la mise à jour permanente du site informatique de la Société Paul Cezanne (societe-cezanne.fr)

Contenu de l’intervention
 Le parc du Jas de Bouffan a été le grand atelier à ciel ouvert de Cezannne. Certains coins du parc ont été particulièrement privilégiés, car lui offrant des perspectives étonnamment variées notamment sur la ferme, le bassin ou l’allée des marronniers. En revisitant ces lieux privilégiés, on s’aperçoit que le peintre a manifesté un attachement particulier à certains des arbres du Jas qu’il n’a cessé de représenter en peinture, en dessin et en aquarelle tout au long de ses pérégrinations. Reconnaître ces arbres parfois seulement esquissés, c’est suivre les pas du peintre en son jardin et s’interroger sur leur fonction en tant que sujets autonomes ou éléments du décor.

La propriété du Jas de Bouffan, telle que nous la voyons aujourd’hui, revêt un aspect très différent de celle qu’a aimée Cezanne, encombrée qu’elle est de végétations nouvelles absentes alors. Aussi, je vous propose de faire un saut dans le passé et de la visiter avec les yeux de Cezanne, ce qui est possible à travers les 67 peintures, dessins et aquarelles qu’il a réalisées du parc.

Mettre en pensée nos pas dans ceux de Cezanne pour une promenade dans le parc du Jas de Bouffan, afin de le voir avec ses yeux, suppose d’en avoir d’abord une vue d’ensemble, que je vous rappelle ici à partir d’une photo aérienne prise 30 ans après que le Jas ait été vendu :

Fig. 1 – Vue aérienne du Jas de Bouffan

Les principaux repères fournis par cette photographie sont la bastide elle-même, flanquée de la ferme à l’est, à l’ouest le bassin, l’allée des marronniers et les prés au sud de la propriété.

Cezanne se lève, sort au petit  matin sur la terrasse. Que voit-il d’emblée ?

En tournant son regard au sud de la gauche vers la droite, il aperçoit le mur qui sépare la bastide de la ferme, la prairie face à lui, plantée de quelques arbres épars (un verger), puis le départ de la majestueuse allée des marronniers dont quelques arbres seront ses compagnons privilégiés de balade, et enfin le bassin. Au sud du bassin, le potager avec trois ou quatre grands arbres, limité à  l’ouest par une rangée de peupliers.

En revanche, vers l’ouest et le nord, un pré (futur jardin à la française des Granel visible sur la Fig. 1) qui, depuis le bord nord du bassin, se prolonge jusqu’à la route de Berre. La partie nord de la propriété depuis la bastide est vouée à la culture ; on n’y voit pas encore l’allée de platanes actuels, qui sera plantée par Louis Granel. Aussi, Cezanne  délaisse cette partie du domaine qu’il ne peindra jamais (une exception possible).

Je vais m’intéresser particulièrement durant cette promenade à quelques arbres auxquels Cezanne s’est tellement attachés qu’on les retrouve d’un tableau à l’autre, d’un dessin à l’autre, toujours les mêmes, mais jamais représentés de façon identique, comme si l’humeur changeante du peintre et la variété de ses sensations au fil des jours et des saisons modifiaient sa perception de leurs couleurs et de leur façon d’exister dans l’espace.

Parenthèse : les arbres de Cezanne

L’arbre est omniprésent dans toutes les œuvres de paysages, y compris dans les paysages urbains.

Incontournable, les arbres le sont d’abord par leur nombre. A votre avis, combien Cezanne a-t-il représenté d’arbres dans ses œuvres ? 100, 300, 500… ?

Quelques chiffres :

Sur les 4320 œuvres répertoriées (peintures, aquarelles et dessins), le tiers, soit 1361 œuvres, comporte des arbres.

Cela représente 4933 arbres (dont 248 isolés) bien répertoriés.

Auxquels il faut ajouter des bouquets d’arbres au nombre indéterminable, au nombre de 445 (sur une base minime de 3 arbres par bouquet, cela fait environ 1500 arbres).

 A comparer: 2637 œuvres  représentent des humains, soit 4500 humains : un peu plus d’un arbre par humain.

Partant des 5000 arbres bien répertoriés, et compte tenu du nombre d’œuvres perdues, estimées à plus du double de sa production connue, on peut donc estimer de façon prudente que ce sont plus de 10 000 à 12 000 arbres que Cezanne a représentés (1 par jour en moyenne chaque jour de sa vie). De quoi repeupler une partie de l’Amazonie… (en fait 30 ha en 5×5 ou 10 ha en 3×3)

Un Zoom : Les arbres dans les différents supports :

  • En aquarelle : 84 sur les 696 ont des arbres (12 %) (dont 226 bouquets- 700 arbres ?), soit 1445 arbres (30 % du total)
  • En dessin : 337 sur les 2653 (13 %) ont des arbres (dont 8 bouquets – 25 arbres ?) soit  735 arbres (15 % du total)
  • En peinture : 536 sur les 971 ont des arbres (55 %) (dont 211 bouquets – 600 arbres ?) soit 2753 arbres (55 % du total)

Les arbres dans les différents médias

 Noter aussi que 186 œuvres comportent des arbres parmi les 337 baigneurs+baigneuses (la moitié)]

Au Jas de Bouffan:

Les 76 œuvres répertoriées représentant une partie du domaine comportent toutes des arbres; 408 d’entre eux sont clairement discernables. En outre, 41 de ces œuvres comportent un bouquet d’arbres ou l’on ne peut compter chacun isolément, ce qui peut être estimé à 120 arbres supplémentaires… En tout environ 500 arbres.

Ce qui est remarquable, c’est que sur l’ensemble de ces arbres, on en retrouve au moins une vingtaine courant d’une œuvre à l’autre, chacun parfaitement identifiable. C’est dire que la précision dans l’observation des sites maintes fois soulignée chez Cezanne trouve ici sa pleine illustration, s’appliquant à des éléments généralement secondaires et dont les formes peuvent prêter à toutes les improvisations.

Allons à la rencontre des arbres de Cezanne et de ses lieux favoris.

 

I – Le bord de la terrasse et les alentours du bassin

Fig. 2. Vue rapprochée de la terrasse et du bassin

 

  • Avant 1870 : l’allée des marronniers

    Cezanne reste aux abords immédiats de la bastide et ne s’approprie pas du tout le parc comme il le fera ensuite. Tournant toujours le dos à la maison, le regard toujours tourné vers le sud, il ne s’écarte pas de l’entrée de l’allée de marronniers ni du bord nord du bassin.

Pourtant, on peut déjà remarquer la différence frappante de sa façon de peindre entre les toiles et les aquarelles de cette époque.

Fig. 3 L’allée des marronniers (R063-FWN33, de 1864 et R158-FWN55 de 1868-1870)

La toute première peinture en extérieur réalisée au Jas de Bouffan est datée 1864, et elle met en scène l’allée des Marronniers.

Ces deux toiles antérieures à 1870 représentant l’allée sont structurées sur un même schéma d’opposition ombre-lumière : deux marges lumineuses à droite et à gauche encadrant la rangée de marronniers de droite qui s’enfonce dans l’obscurité de la profondeur.

Mais la technique utilisée et l’atmosphère y sont très différentes :

– La première, peinte depuis le bord de la terrasse, est une représentation plutôt réaliste de l’allée : un cliché documentaire avec le lion, la bastide, le bord du bassin et à l’arrière-plan de droite, au-delà du potager, la bastide Aurel (sur laquelle nous reviendrons) ; L’impression générale est celle rendre la majesté de l’allée aux arbres massifs (surtout celui du premier plan à droite), qui occupent tout l’espace. Pour le feuillage, ce qui est proprement cézannien, c’est la technique des touches parallèles.

– La seconde, de plus près et en se rapprochant du bassin, change de monde : plus stylisée, elle dégage une atmosphère mystérieuse avec l’importance écrasante de l’ombre en plein midi au centre du tableau et au sol. La perspective est absente (rangée de gauche réduite à un seul arbre, arbres de droite grêles, 2/3 du tableau seulement), un rideau végétal bizarre encadre le bord du bassin et élimine les repères concrets que fournissaient le lion et la bastide au loin. Le tout est peint avec une technique différente selon les différents plans de l’image (notamment l’usage des à-plats de couleur qui font penser aux Nabis). « Cezanne déploie un un rare sens de l’unité de l‘ensemble tout en protégeant la singularité des parties » (Pavel Machotka).

fig. 4 L’allée des marronniers en aquarelle avant 1870

Même différence entre les deux aquarelles, (RW005-FWN1004 de 1865-1867 et RW018-FWN1016 de 1867-1870)

la première, vraiment pas figurative (aucun arbre précis discernable), centrée sur le trou d’obscurité régnant entre les tronc et qui mange la moitié inférieure de la figure, rendue en coulures continues, en contraste avec les éclats de lumière automnale du feuillage en touches parallèles, le tout créant une atmosphère onirique oppressante. Mélange de littéral et d‘abstrait.

la seconde plus aérée et printanière allège la voûte des arbres contrebanlacée par la partie ouverte à gauche. Elle est beaucoup plus lumineuse et s’attache à la matérialité des choses avec le banc un peu incongru au premier plan, et le derrière du lion ?

Quatre visions topographiquement justes d’un même lieu, quatre interprétations artistiques radicalement différentes.

Trois arbres privilégiés

Fig. 5 Le triange D, E, F

Dans ces œuvres, on fait connaissance avec quelques-uns des tout premiers arbres sur lesquels Cezanne reviendra sans cesse : le triangle D, E, F. Les arbres D et E prolongent la rangée est de l’allée jusqu’au bord de la terrasse, La rangée ouest étant interrompue à partir  de F par la présence du bassin.

  • Avant 1870 : Le bassin

Le bord nord du bassin

Cezanne quitte enfin la terrasse et s’avance le long du bassin.

Fig. 6. Premières vues du bassin en 1865-1866 (R065-FWN35 et R064-FWN34)

De même que dans les premières représentations de l’allée, la lumière est absente de la première toile, avec un traitement du feuillage semblable; seul le tronc de G apporte la chiche lumière d’un soleil couchant qui se reflète sur la croupe du lion. Le ciel est entièrement obscurci à gauche : le couvert des arbres assombrit complètement l’atmosphère.

Le second tableau est au contraire éclairé par le soleil levant  et dégage une impression tout autre, avec la percée de l’azur et l’ocre clair du pilier de droite.

Le bord ouest du bassin

A la fin de cette période, arrivé à l’extrémité du bord nord du bassin; Cezanne pivote vers le sud et longe le bord ouest (d’où il regarde vers la bastide), amorçant ainsi un mouvement tournant.

Fig. 7 L’éclaircissement de la palette (RW020-FWN1017, vers 1870)

La lumière de midi brille ici d’un vif éclat sur le tronc de G (audace chromatique !) et le lion dans l’aquarelle RW020-FWN1017. Toute la moitié supérieure gauche est réduite à la rangée d’ifs qui bordait alors la terrasse dans le prolongement de sa façade ouest (cf. première représentation de la bastide plus loin). Entre les deux tronc est évoquée la ferme, elle aussi dans des couleurs sombres. Le contraste ombre-lumière est ici à son maximum.

G et H ne seront plus représentés par Cezanne car ils disparaissent après 1870.

  • Après 1870 – Un lieu privilégié jusqu’à la fin

Après 1870 et jusqu’en 1890, Cezanne ne se lassera jamais de revenir dans cet espace restreint du bord de la terrasse pour pratiquer thèmes et variations autour du triangle DEF et des abords du bassin.

 Vue depuis la terrasse

Fig. 8. L’allée des marronniers années 1870-1890 (RW113-FWN1048 vers 1878-1880, RW175-FWN1090 vers 1885, R687-FWN262 vers 1890)

RW113 : un univers d’ordre géométrique fait de verticales et d’horizontales. Les arbres apparaissent comme des soldats à la parade.

RW175 : une recherche sur les formes dans un état d’esprit onirique.

R687 : une liberté suprême pour rendre le chahut d’arbres en dialogue échevelé comme des adolescents dans une cour de récréation.

On ne peut qu’admirer l’extrême variété de techniques mise au service de la représentation d’un site aussi restreint, chaque œuvre produisant un effet sans commune mesure avec la précédente, et traduisant un état d’esprit différent de l’auteur, qui l’amène à poser à chaque fois un regard différent sur le même sujet.

Vue depuis le bord ouest du bassin

Fig. 9. Rewald 1935, R350-FWN112, RW155-FWN1104

Mais Cezanne ne manque pas d’idées, puisqu’il représente à nouveau ces arbres sous un angle très différent, en les observant depuis le bord ouest du bassin, face à la bastide Renaud.

Fig. 9. Le bassin vu d’en face de la bastide 78-83 (Rewald 1935, R350-FWN112, RW155-FWN1104)

R350 : encore une construction totalement géométrique faite de contrastes brutaux, au service d’une atmosphère un peu sinistre de journée d’hiver froide et sans lumière.

RW155 :  un traitement radicalement différent, avec l’abandon du reflet de E dans le bassin, un adoucissement général de l’atmosphère par un rendu moins précis, plus flou des détails des constructions – pourtant exactes par ailleurs.

 Vue depuis le sud du bassin

Enfin, le mouvement tournant se continue : Cezanne finit par conquérir l’espace au sud du bassin et, enfin, à orienter son regard vers le nord.

Fig. 10 vues depuis le sud vers le nord (RW022-FWN1018 de 1870, R278-FWN92 de 1876)

RW022 :  Regard au nord-est. C’est la première représentation de la bastide vue depuis le potager. On hésite entre l’automne et l’hiver selon la couverture des arbres, et c’est un matin que l’on pressent froid. On voit la rangée d’ifs qui borde encore la terrasse, avec peut-être un reste du tronc blanc de G désormais disparu à l’emplacement du lion. Atmosphère morose traitée dans des tons pâles, du sol au ciel.

R278 : Regard au nord-ouest, depuis le pied de l’arbre F. Un tableau rempli de gaîté dans la lumière de midi d’un été radieux, aux couleurs chaudes dominantes mises en valeur par le feuillage vert sombre des arbres.

Vue du bassin depuis l’allée des marronniers

R566  clôt le tour du bassin. Cezanne a enfin rejoint l’allée des marronniers au niveau du second arbre de l’allée.

Fig. 11 Bassin et lavoir du Jas de Bouffan vers 1887-1889 (R566-FWN215)

Une œuvre d’une grande puissance donnant aux deux arbres (dont l’arbre F) qui occupent la moitié gauche de la figure un rôle essentiel dans la composition d’ensemble : ils commencent à avoir une personnalité propre inscrite dans le chatoiement des couleurs de leur tronc et à imposer leur présence comme sujets autonomes de l’image, et pas seulement décor du paysage. L’harmonie globale des verts dans toutes leurs nuances témoigne de la parfaite maîtrise acquise dans son métier par Cezanne entre cette image et la précédente.

Descente le long de l’allée des marronniers

Ayant provisoirement épuisé les charmes du bassin et de ses environs, Cezanne va maintenant descendre le long de l’allée des marronniers en direction du sud.

Au passage, il jette un regard vers l’est et crée ce magnifique tableau de l’allée en hiver. Les arbres sont réellement devenus le sujet principal du tableau, dans leur enchevêtrement de frondaisons nues, comme des filigranes dans le ciel.

Fig. 12 Les Marronniers du Jas de Bouffan en hiver, vers 1885-1886 (R551-FWN216)

 

II – Les abords de la fontaine du bout de l’allée des marronniers.

 Au bout de l’allée se trouve un petit bassin circulaire avec une fontaine.

Dans ce nouveau lieu privilégié, Cezanne va désormais revenir encore et encore, parce qu’il découvre là un point de vue privilégié sur la ferme[1]La vingtaine d’œuvres représentant tout ou partie de la ferme réalisées ici ont bien été identifiées dans l’étude « Vérité topographique, vérité artistique » dans le livre Cezanne-jas de Bouffan publié en même temps que le colloque..

La ferme, beaucoup plus que la bastide, va le passionner et lui donner l’occasion,  autour des années 1885, de multiplier les techniques, les cadrages, les ambiances, ici aussi autour de quelques arbres privilégiés.

Un nouveau triangle d’arbres répondant symétriquement à DEF observé au en début de l’allée va servir ici d’encadrements très variés à ces œuvres. Ce triangle comporte :

  • le dernier arbre de la rangée est (N);
  • deux arbres « dissidents » mordant sur le champ en direction du mur d’enceinte est (O et P) et créant une trouée. Ces deux arbres dissidents épousaient en fait le bord de la petite place circulaire entourant la fontaine (dont le chemin de ronde apparaît sur R538).

Fig. 13 Le triangle NOP du bout de l’allée

 Quelques exemples, qui mettent en évidence l’extrême variété de techniques et points de vues par lesquels Cezanne donne forme à ce site.

Fig. 14 Quelques exemples du triangle NOP (RW114-FWN1079 vers 1880, R595-FWN200 vers 1884, R538-FWN202 vers 1885, R611-FWN239 vers 1887)

Comme toujours, qu’ils jouent ou pas un rôle majeur dans la composition du tableau, Cezanne restitue ces trois arbres avec précision, quelle que soit par ailleurs l’intention artistique qui est la sienne, en réponse à la variété de ses « sensations colorantes ».

  • L’arbre N

Examinons par exemple le dernier arbre de l’allée à droite de la fontaine, dont la forme nous est bien connue par une photo d’Erle Loran vers les années 1920.

Fig. 15. L’arbre N ( Loran 1920, R617-FWN243 vers 1888)

Quelques exemples qui  montrent que chaque fois qu’il est représenté, la fourche principale de son tronc est clairement indiquée, quel que soit le climat ou l’harmonie colorée mise en œuvre par Cezanne :

Fig. 16 Les métamorphoses de l’arbre N

  • L’arbre P

Quant à l’arbre dissident P le plus au sud (le plus proche de la position de Cezanne, qui selon les cas occulte l’arbre O), son tronc éclate en plusieurs branches maîtresses en éventail, et il existe une fente au bas du tronc, et c’est bien ainsi qu’il figure dans chaque œuvre (Fig. 17).

Fig. 17 Les métamorphoses de l’arbre P

Une fois encore on peut constater qu’en fonction de son intention artistique, Cezanne traite cet arbre d’une façon différente concernant sa couleur ou le type de touche utilisée pour le représenter, et pousse plus ou moins le détail des branches, mais jamais il ne trahit sa forme.

Chaque fois qu’il s’approche de son motif, celui-ci lui apparaît dans une fraîcheur nouvelle, inédite, l’amenant à en produire une nouvelle traduction en fonction de ses sensations du moment. Mais sa fidélité à ce qu’il observe demeure néanmoins entière.

 

III – Les arbres du fond du parc

 Dans la période entre 1880 et 1885 où Cezanne se consacrait essentiellement à représenter la ferme, il a tout de même fait quelques incursions dans le bas de la propriété.

Ce qui est remarquable, c’est que ces œuvres n’ont plus pour sujet un site particulier auquel les arbres apportent un décor ou un cadrage, mais que le véritable sujet devient les arbres eux-mêmes, choisis parce que leur forme est particulièrement inspirante pour lui.

  • Face au mur d’enceinte est

Se tournant vers le mur d’enceinte est et regardant vers la tranchée de chemin de fer, Cezanne privilégie un arbre (Q) assez échevelé qui se retrouve dans une toile et deux aquarelles, toujours en hiver, ce qui rend la comparaison des trois œuvres encore plus parlante:

Fig. 18 Les arbres du fond du parc

  • RW111-FWN1046 évoque une journée baignée d’un air pur et revigorant, le vert tendre du champ apportant une note gaie et dynamique au tableau ;
  • RW112-FWN1047 avec ses larges taches brunes, son vert éteint et ses lointains brumeux renvoie plutôt à une journée de grisaille dans une nature dépouillée, ce qu’accentue encore l’arrivée sur la gauche d’un arbre encore plus misérable au gros tronc noueux (R) (que l’on retrouvera dans deux autres dessins) ;
  • R552-FWN217, avec ses arbres penchés, son ciel sinistre et sa pelouse terne évoque plutôt un état d’esprit lourd, un jour de tristesse un peu étouffant, cf. Baudelaire : « Quand le ciel bas et lourd pèse comme un couvercle/Sur l’esprit gémissant en proie aux longs ennuis… » ;

On retrouve d’ailleurs dans les trois premières œuvres jusqu’aux mêmes arbustes au pied du mur d’enceinte et de son portail.

Les mêmes arbres, certes, et aisément reconnaissables, mais toujours traités différemment en fonction des intentions artistiques de l’auteur.

  • Face a mur d’enceinte ouest : les « Grands arbres »

Ici aussi, les arbres sont devenus les véritables sujets, comme le montre l’effacement de l’arrière-plan dans l’aquarelle[2]On ne sait d’où a été prise la photo du motif par Venturi, mais il semble, en analysant la photo aérienne de 1930, que ce motif se situe vraisemblablement tout en bas de la propriété, dans l’angle sud-ouest du mur d’enceinte. Pour R547, l’identification des bastides est cohérente avec cette implantation. Aucune certitude cependant..

Fig.19 Les « grands arbres »

Deux toiles ici pour représenter les mêmes arbres majestueux, reprises dans une aquarelle, exactes quant à l’implantation et à la forme des arbres, mais quelle différence de tonalité entre ces trois œuvres ! Tout est pareil concernant le sujet, et rien n’est pareil ni dans la technique picturale et le traitement des couleurs, ni dans l’état d’esprit du peintre que reflètent chacune de ces images.

Le « langage des sensations colorantes » dont parlait Cezanne  trouve ici sa parfaite illustration.

La vérité artistique éclate dans sa supériorité par rapport à la vérité topographique.

 

IV – Retour à la bastide

Après 1885 et durant les années 90, Cezanne fait un retour aux environs immédiats de la bastide. Mais au lieu, comme en 1870, de se situer sur la terrasse du Jas ou dans les abords immédiats du bassin, le voilà qui s’éloigne, pour une fois, vers le nord, et se place le long de la façade nord-ouest de la bastide pour prendre une vue plongeante sur le bassin depuis cette distance.

De là où il est, il peut voir trois marronniers situés dans l’alignement de la rangée ouest de l’allée des marronniers qui a été interrompue par le bord est du bassin.

Fig. 20 Photographie Granel, vers 1900

Les photographies prises par Granel vers 1900 nous les font bien percevoir :

  • l’un face au coin nord-ouest (A) ;
  • le second face à la porte d’entrée du grand salon (B) ;
  • le troisième plus petit (C), dans l’alignement de A et B, mais au double de la distance entre A et B.

On va dès lors retrouver ces arbres plusieurs fois dans diverses œuvres.

  • L’arbre B : arbre à fourche simple par rapport à C

Fig. 21 L’arbre B (RW092-FWN1045 vers 1878 et RW110-FWN1049 vers 1878-1880)

Dépassant la porte du grand salon, Cezanne s’est ici rapproché de l’angle nord-ouest de la bastide.  C’est le premier des trois arbres traités par lui, dans deux aquarelles au traitement assez semblable caractérisé par un certain flou des feuillages et des seconds plans.

Si dans la première aquarelle il se contente d’ancrer fortement l’image sur sa gauche, dans la suivante il en fait le sujet principal, fortement implanté par son tronc qui occupe toute la moitié droite de la feuille.

Ici aussi on peut observer la promotion de l’arbre d’élément de cadrage à sujet principal de l’œuvre dont il finit par occuper sans partage le premier plan.

  • L’arbre C, arbre plus petit et tordu

Il se situe au bord de la terrasse, lieu familier régulièrement revisité par Cezanne, ici vers 1885-87.

Fig. 22 L’arbre C (FWN3007 et RW257-FWN1160)

FWN3007-40b : En remontant vers la bastide, Cezanne « découvre » l’enfilade A-B-C et la dessine depuis le second arbre de l’allée des marronniers. De ce fait C occupe le centre de la toile et révèle sa forme trapue avec ses branches très largement écartées, telle qu’elle apparaît sur la photo précédente, ce qui semble suffisamment pittoresque pour que Cezanne ait envie de s’y intéresser de plus près.

RW257-FWN1160 : c’est pourquoi, remontant encore, Cezanne se situe à partir de la terrasse, à l’angle sud-ouest de la bastide et dans une seconde aquarelle lui fait jouer le rôle central : il occupe tout le premier plan et déploie ses formes contrariées, comme une main ouverte tendue vers le ciel.  Cet arbre « parle ».

  • L’arbre A

Après 1890, Cezanne pour une fois se décide à se diriger  vers le nord de la bastide. Il dépasse alors de quelques mètres le coin nord-ouest de la bastide.

Fig. 23 L’arbre A (RW397-FWN1262 de 1890, RW396-FWN1320 de 1890-95, R688-FWN279 vers 1890-1894)

Les métamorphoses de l’arbre A en tant qu’élément essentiel de l’image sont ici évidentes.

Dans RW397-FWN1262 de 1890, il est classiquement mis au centre du jeu pour le valoriser, avec sa chevelure qui s’étend sans limites claires à gauche et à droite de l’image. Les jeux de l’ombre et de la lumière sont largement atténués par le flou de l’arrière-plan.

Dans RW396-FWN1320 de 1890-95 le voilà chef d’orchestre de toute une végétation beaucoup plus présente située à l’arrière-plan, sur lequel il se détache vigoureusement, à la fois par sa forme et par sa couleur, où les touches d’ocre lui confèrent un modelé vivant.

Sa dynamique, presque son agitation marquée par le déploiement des ses branches vers le centre de l’image, les touches horizontales se précipitant jusque sur le bord gauche de la feuille, mettent toute l’image en mouvement, entraînant dans leur frémissement toute la végétation de l’arrière-plan. La beauté et l’harmonie de cette construction sont sans égal.

Dans R688-FWN279, s’il n’est pas le sujet principal qui est la bastide Aurel, il n’en demeure pas moins le facteur d’équilibre essentiel de l’image, dont il occupe à lui seul plus du tiers. Il lui confère un ancrage à gauche très solide, avec un traitement de son tronc simplifié et robuste par son quasi monochromatisme d’un brun-rouge robuste qui fait barrière à toute la végétation faite de verts tendres de l’arrière-plan et stabilise le mouvement introduit par les deux peupliers.

 

Au fur et à mesure de notre promenade, arrivée à son terme, ces trois images nous montrent comment progressivement l’arbre chez Cezanne, de simple élément de décor, s’est mué en acteur essentiel de la composition, voire en sujet central autour duquel toute l’image s’organise.

L’arbre est ainsi devenu le héros d’une histoire dans laquelle c’est le reste du décor qui finit par jouer le rôle de faire-valoir.

 

Conclusion

Cette promenade dans le parc contemplé avec les yeux de Cezanne nous révèle bien des choses sur le rapport du peintre à  son lieu emblématique. Elle nous a montré à quel point il a su rendre ces lieux, et souvent  les mêmes lieux, avec une variété de moyens et de choix de compositions stupéfiantes, confirmant ainsi ce qu’il affirmait de l’intensité de ses sensations, toujours neuves, toujours différentes selon les saisons et les jours.

Et pourtant, cette modeste étude de quelques arbres qu’il a particulièrement aimé regarder nous montre que ces multiples harmonies ainsi engendrées sont bien restées « parallèles à la nature » comme  il le disait, au sens où la justesse géométrique et topographique demeure constante au sein même de toutes les variations de traitement des thèmes sélectionnés. La nature n’est jamais trahie au profit d’un subjectivisme pour qui elle ne servirait que de prétexte.

Le Jas de Bouffan n’est pas un simple prétexte à peinture, pas plus que les arbres qui le peuplent.

Bien loin de la considérer comme un simple sujet d’étude, Cezanne vit à travers ses pinceaux une sorte de dialogue entre ses sensations et cette terre dont il connaît et respecte intimement les moindres détails.

Laissons-le parler de son art : « « L’art est une harmonie parallèle à la nature. Que penser des imbéciles qui vous disent : le peintre est toujours inférieur à la nature ! Il lui est parallèle. (…) Toute sa volonté doit être de silence. Il doit faire taire en lui toutes les voix des préjugés, oublier, oublier, faire silence, être un écho parfait. Alors, sur la plaque sensible, tout le paysage s’inscrira. Pour le fixer sur la toile, l’extérioriser, le métier interviendra ensuite, mais le métier respectueux qui, lui aussi, n’est prêt qu’à obéir, à traduire inconsciemment, tant il sait bien sa langue, le texte qu’il déchiffre, les deux textes parallèles, la nature vue, la nature sentie[3]Extrait de: Hadrien France-Lanord, « La couleur et la parole. Les chemins de Paul Cezanne et de Martin Heidegger. » iBooks.… »

 

Les derniers mots

C’est bien ce que le peintre a fait au Jas de Bouffan, sans relâche, c’est dire à quel point Cezanne devait aimer ce coin de Provence .

Fig. 24 La dernière lettre de Cezanne

Ayant découvert au début du mois en vente publique la toute dernière lettre écrite par Cezanne deux jours avant de mourir, lettre inconnue jusqu’alors, j’ai trouvé d’autant plus émouvant que les tout derniers mots qu’il a pu écrire, d’une écriture déformée par la maladie, ont été pour accompagner selon toute vraisemblance un croquis de paysage du Jas qu’il se rappelait avoir fait autrefois : « Fut au Jas de Bouffan », ce Jas qu’il avait quitté depuis six ans déjà, et où il n’avait jamais remis les pieds, mais dont le souvenir restait bien vivant…

Références

Références
1 La vingtaine d’œuvres représentant tout ou partie de la ferme réalisées ici ont bien été identifiées dans l’étude « Vérité topographique, vérité artistique » dans le livre Cezanne-jas de Bouffan publié en même temps que le colloque.
2 On ne sait d’où a été prise la photo du motif par Venturi, mais il semble, en analysant la photo aérienne de 1930, que ce motif se situe vraisemblablement tout en bas de la propriété, dans l’angle sud-ouest du mur d’enceinte. Pour R547, l’identification des bastides est cohérente avec cette implantation. Aucune certitude cependant.
3 Extrait de: Hadrien France-Lanord, « La couleur et la parole. Les chemins de Paul Cezanne et de Martin Heidegger. » iBooks.