R383 – Portrait de l’artiste, 1878-1880 (FWN449)

Pavel Machotka

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Portrait de l’artiste
1878-1880
R383-FWN449

Nous sommes à présent accoutumé à l’aptitude de Cézanne à éluder nos tentatives d’imposer un ordre sur son œuvre – son inventivité devançant les efforts de la critique – mais on n’est préparé ni à l’expression ni au style de ce tableau. Il doit avoir été peint entre le Portrait de l’artiste au chapeau de paille et celui à la barbe grisonnante (R385-FWN444), mais il est impossible d’être plus précis. Vu le manque de vitalité du modèle, il semble bien être le portrait d’un bien plus vieil homme aux prises avec l’adversité ; un sentiment d’acceptation ou de résignation, est évident (ce qui a suscité naturellement une comparaison avec les autoportraits de Rembrandt âgé[1]). Mais le peintre avait seulement quarante ans selon la datation de Rewald, et moins de quarante selon la mienne, et quoi qu’il en soit il réapparaîtra vigoureux dans les autoportraits ultérieurs ; aussi l’effet réalisé ici n’est pas censé montrer l’âge mais une disposition passagère ou une image de soi, et ce délibérément, en reliant la tête à la veste et en supprimant des traits. Après un examen prolongé, le tableau se donne à voir comme l’étude réfléchie de la structure d’un visage plus que comme le compte-rendu impulsif d’une humeur. Par exemple, le col est relevé et la tête semble s’abriter derrière lui, si bien que le visage, par ailleurs remarquable, rapetisse et semble timide ; la barbe est peinte en bataille, à peine distincte de la veste, comme si elle aussi devait aider à cacher la tête dans le col, et la bouche est masquée par une moustache qui a trop poussé (cependant, une partie de la moustache a des couleurs plus claires pour dégager le haut du visage). La peinture noire enlevée par grattage à l’épaule, et le fond sombre, qui passe du gris au marron, nous aident à mieux voir le visage éclatant de lumière, où s’est concentré le travail du peintre et où l’on est d’autant plus à même d’apprécier le raffinement du modelé. Cézanne ne peint ni sourcils, ni cils, ni bouche, comme pour se démunir de toute marque expressive par laquelle on le reconnaît, et il fait apparaître ses yeux petits et fatigués.

Ce qui est remarquable dans ce tableau c’est peut-être la sincérité du traitement, son manque de démonstration. Au premier abord, le modelé du visage semble très proche du portrait contemporain de Choquet (R461-FWN453), avec ses accents de couleur rouge aux mêmes endroits ; il est en fait moins laborieux et plus sûr. En omettant les sourcils, Cézanne s’est obligé à soigner le modelé plus encore que d’habitude ; il s’est mis au défi de garder au visage son caractère sans s’appuyer sur ses traits à expressivité évidente. Pleinement confiant en ses possibilités, il a réussi, à mon avis, un portrait techniquement maîtrisé et qui en même temps évoque un état d’esprit.

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We are unprepared for either the mood or the style of this picture. It must have been painted between the straw hat portrait (R384-FWN446) and the one that shows grey in his beard (R385-FWN444), but it is impossible to be more precise. It does seem from the sitter’s lack of vitality to be a portrait of a much older man; a sense of acceptance or resignation, of revealing the slings and arrows of fate, is evident (and has suggested a natural comparison to self-portraits of Rembrandt’s old age[2]). But in 1878-80 the painter would be only about forty years old, and he will in any case appear vigorous again in later self-portraits, so the effect he achieves here is meant to show a momentary disposition or self-image, not age. The effect is realized deliberately, by relating the head to the coat and suppressing features, and on prolonged viewing the painting appears as a thoughtful study of the structure of a face rather than an impulsive recording of a mood. For example, the collar is turned up and the head seems retracted protectively into it, so that the otherwise substantial face seems small and timid; the beard is painted scraggly, barely distinct from the coat, as if it, too, were to help hide the head in the collar, and the mouth is hidden under the overgrown mustache (a part of the mustache is then lightened in color to open the face back up, however). The scraped-away black paint in the shoulder, and the dark, grey-to-brown background, help point us to the brightly lit face, where the painter’s work is concentrated and where we look all the more carefully at the fine modeling. Cézanne gives himself no eyebrows, no eyelashes, no mouth, as if to deprive himself of all the expressive marks by which he is recognized, and he makes his eyes appear small and tired.

Perhaps what is remarkable about this painting is the straightforwardness, the lack of demonstrativeness, in the handling. At first the face seems modeled very much as the nearly contemporary portrait of Chocquet (R461), with red color accents in the same places, but it is in fact less labored and more secure. By omitting the eyebrows, Cézanne has forced himself to pay even closer attention to the modeling than usual; he has challenged himself, I believe, to have the face retain its character without relying on the obvious expressive traits. Fully confident in his ability, I think he has painted a portrait that conveys technical mastery at the same time as it suggests a frame of mind.

[1] Rewald, PPC, vol. 1, p. 251.

[2] Rewald, PPC, vol. 1, p. 251.

Source: Machotka, Cézanne: the Eye and the Mind.

Voir aussi :