Chapitre II — Les pratiques concrètes de Cezanne copiste

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Ce chapitre plus technique vise à décrire dans le détail la façon dont Cezanne s’y prend pour copier et les caractéristiques matérielles et temporelles de son activité.

A titre d’introduction, commençons par prendre la mesure en volume de la pratique de la copie chez Cezanne.

Le corpus des œuvres connues de Cezanne comprend actuellement environ 969 toiles[1]Dont une dizaine non retenues par le catalogue FWN., 697 aquarelles et 2667 dessins[2]Ces chiffres sont fiables car sujets à variations tout à fait marginales en fonction de nouvelles découvertes d‘œuvres inconnues jusqu’alors ou de la contestation de paternité d’œuvres antérieurement admises, toutes choses qui n’arrivent pas tous les jours…. Par rapport à cet œuvre total, le sous-corpus des œuvres copiées comprend 585 copies certaines[3]Rappel : on trouvera la liste des œuvres copiées pour la période qui nous occupe en Annexe X. On soupçonne avec Chappuis et Rewald 51 autres œuvres d’être des copies, sans avoir pu l’établir avec certitude jusqu’à présent, faute d’en identifier l’original. La liste de ces copies possibles reflète évidemment une opinion qui ne peut être considérée comme scientifiquement établie et incite plutôt à continuer la recherche de sources possibles. Nous n’en tiendrons pratiquement pas compte dans la suite.

Notons d’emblée que la moitié des copies (293) sont des copies d’œuvres du Louvre. Celles-ci peuvent avoir été réalisées sur place (cas évident de 181 copies de sculptures), et/ou sur des gravures les représentant en s’aidant de la mémoire. Pour les autres copies de sculptures réalisées dans l’espace public, 14 proviennent du Trocadéro, 10 du Musée Granet, 4 du Luxembourg, 3 des Tuileries. Nous y reviendrons dans les analyses de détail de ces copies.

I- LES DIFFERENTS MEDIAS UTILISES PAR CEZANNE POUR COPIER

« Permettez-moi ici quelques chiffres, Messieurs, il y a des cas où les chiffres rayonnent comme de la gloire. »
Victor Hugo, discours de réception à l’Académie française.


1) Prédominance écrasante des copies dessinées par rapport aux copies peintes

 On constate que Cezanne a produit :

– 495 dessins[4]Pour simplifier, j’ai inclus dans les dessins le lavis FWN 2019 et la lithographie Péniches sur la Seine à Bercy.copiés (soit près de 20 % de l’ensemble des 2667 dessins identifiés à ce jour, et 90% des 551 copies) ; Chappuis suggère la possibilité de 48 copies dessinées supplémentaires, que nous n’analyserons pas (voir l’Introduction générale) ;

– 42 peintures (soit à peine 4 % de l’ensemble des peintures, et moins de 10 % de l’ensemble des copies) plus 8 autres copies possibles en peinture selon Rewald, non analysées ici ;

– 14 aquarelles (soit à peine 2 % de l’ensemble des aquarelles et une exception sur l’ensemble des copies) plus 4 copies aquarellées possibles selon Rewald, non analysées).

Fig. 1 — Répartition des copies par support utilisé

Pour fixer les idées, si nous considérons les 45 ans d’activité de Cezanne de 1861 à 1906, cela signifie qu’il a produit par an en moyenne 11 dessins copiés (et 48 non copiés), moins d’une peinture copiée par an (et 21 autres peintures) et 1 aquarelle copiée tous les 3 ans (et 15 autres aquarelles)[5]Si l’on fait le calcul de ces moyennes en ne prenant en compte que les moments de présence à Paris du peintre (190 mois, soit 15 ans et demi environ sur ses 45 ans de carrière), ce qui a du sens puisque cela concerne plus de 90 % de ses copies réalisées nécessairement à Paris, on constate alors que Cezanne a produit une trentaine de copies par an, dont 15 de sculptures. Une à deux copies par mois… Ces chiffres laissent rêveurs, car pour un peintre qui passe son temps à fréquenter le Louvre, c’est très peu finalement ! Deux explications à cela selon moi : on a perdu un nombre tout à fait considérable de copies, puisque si on imagine qu’il n’en fait ne serait-ce qu’une par semaine en moyenne, cela ferait 52 copies et non 30 chaque année.  Explication d’autant plus plausible que Cezanne copie sur carnets, comme on le verra, et l’on sait bien qu’on n’a conservé qu’un nombre tout à fait minime des nombreux carnets qu’il a utilisés tout au long de sa vie. Autre explication : Cezanne passe son temps au Louvre essentiellement non pour copier, mais pour contempler et analyser visuellement les œuvres.

Ces chiffres pour d’emblée souligner qu’il faut renoncer à l’image commune d’un Cezanne allant au Louvre copier des peintures avec son chevalet et ses tubes de couleurs ! Comme on le verra, on ne connaît aucun exemple absolument certain de copie peinte ou aquarellée faite au Louvre qui nous soit parvenue[6]On peut donc à bon droit se méfier de toute « découverte » d’une nouvelle copie peinte qu’on voudrait attribuer à Cezanne. Ce phénomène est tellement inhabituel qu’il faudrait lui trouver une bonne raison pour l’admettre..

Première conclusion
 : en réalité, 9 fois sur 10, quand Cezanne copie, il dessine.

En outre, un dessin de Cezanne sur 5 est une copie, ce qui est beaucoup ! La copie dessinée revêt donc une très grande importance à ses yeux. On devra s’interroger sur la fonction que remplit le dessin copié dans son œuvre graphique, et sur ses caractéristiques propres par rapport au reste des dessins[7]Mais on peut aussi soupçonner une distorsion dans la conservation des dessins qui nous sont parvenus : Cezanne, Paul junior ou Vollard ont pu vouloir conserver surtout ces dessins copiés, parce qu’on verra plus loin qu’ils sont généralement plus soignés que les autres dessins..

Deuxième conclusion : les dessins copiés constituent une partie majeure des œuvres dessinées de Cezanne.

2) Les copies dessinées se différencient-elles en qualité des autres dessins de Cezanne ?

Cette question permet de mettre en lumière une première caractéristique du corpus des dessins copiés par rapport à l’ensemble des autres dessins.

Dans l’étude sur La figure humaine dans l’œuvre de Cezanne (chapitre III, II-3), j’avais distingué 9 niveaux de « finition » ou de qualité des dessins[8]Classement subjectif, évidemment, toujours contestable pour tel ou tel dessin, mais qui a le mérite de faire apparaître de façon assez sûre les différences entre les divers degrés d’élaboration des dessins. Sur dix ans, les révisions multiples auxquelles je me suis livré n’ont pas modifié les proportions de chacune des catégories définies, preuve au moins que si l’instrument de mesure (moi-même) ne peut être étalonné de façon scientifique comme l’est le mètre autrefois déposé au pavillon de Breteuil à Sèvres, au moins il jouit d’une stabilité certaine dans le temps., regroupés en trois catégories principales :

a) les ébauches : brouillons rapides peu soignés, sans aucun souci de fini, ni intention autre que d’occuper la main parfois semble-t-il ; Le style propre de Cezanne n’y est pas vraiment discernable et la plupart ne méritent guère de passer à la postérité, sinon pour leur intérêt documentaire sur les sujets auxquels il s’attache ;

Fig. 2 — Trois niveaux d’ébauches de qualité croissante.

b) les esquisses : études proprement dites, qui n’ont pas pour but de devenir des dessins autonomes finis, mais ont un caractère de netteté qui manque aux ébauches. Les dessins sont donc plus élaborés, et l’on peut y reconnaître les traits stylistiques propres aux dessins de Cezanne ;

Fig. 3 — Trois niveaux d’esquisses de qualité croissante.

c) les croquis : dessins pleinement achevés, réalisés pour eux-mêmes en tant qu’œuvres autonomes et non comme études préalables à d’autres réalisations.

Fig. 4  — Trois niveaux de croquis de qualité croissante.

Les proportions de ces trois niveaux de qualité dans les dessins copiés (495 dessins) et dans les autres dessins (2172 dessins) diffèrent considérablement :

Fig. 5  — Qualité des dessins copiés par rapport aux autres dessins

Ce graphique met en évidence les points suivants :

  • un dessin sur deux des dessins non copiés est techniquement médiocre (ébauche), ce qui n’est le cas que de 1 dessin copié sur 5 (18 %) ;
  • Il y a deux fois plus de dessins de qualité supérieure (croquis) dans les dessins copiés que dans les autres dessins.

Conclusion : Il apparaît ainsi clairement que le dessin copié chez Cezanne est généralement bien meilleur que le dessin non copié[9]On trouvera ci-dessous en V-2 une analyse plus poussée de cette question..

On peut donc déjà supposer que quand Cezanne copie, il soigne davantage son dessin.

3) Copie d’ensemble ou copie de détail ?

Cette première distinction établie entre dessins copiés et autres dessins, peut-on également faire une distinction interne aux copies à partir de l’observation de la partie du modèle copiée par Cezanne en peinture et aquarelle par rapport à la copie dessinée ?

a) Copies dessinées

Sur les 260 copies dessinées de sculptures, on compte :

    • une soixantaine de copies de bustes. On peut remarquer qu’une trentaine d’entre eux se concentre sur une partie seulement du visage représenté. Cette tendance s’accentue avec le temps, comme on le verra, pour faire naître un style très caractéristique où l’usage du blanc devient un élément essentiel du dessin.
    • 200 copies de statues, dont 40 seulement représentent la sculpture dans son entier (si on ne compte pas la trentaine consacrée à l’Amour en plâtre et à l’Écorché). Ici, l’usage de la copie partielle, nettement dominant donc, vise plutôt à travailler telle courbe, tel détail caractéristique de la statue qui a particulièrement intéressé Cezanne, avant de devenir un choix esthétique.

Les 235 autres dessins copiés (copies de peintures, de dessins ou de gravures) sont pratiquement tous consacrés à l’étude de détails de l’œuvre copiée, le plus souvent un personnage extrait de la scène globale. Parfois le détail peut être minuscule (une main, un pied par exemple).

Finalement, seule une vingtaine de copies sur les 235 reprend tout ou pratiquement tout du modèle copié[10]Soit 7 portraits (C0272a, C0355-FWN 3019-04, C0395-FWN 1727, C0405a, C0491b, C0619-FWN 1740, C1127-FWN 3002-29b), 3 études de chevaux (C0210-FWN 3017-34a-, C0491a, C0979-FWN 1877),  1 paysage (Péniches sur la Seine à Bercy) et 8 scènes à plusieurs personnages (C0167-FWN 3017-14a, C0281-FWN 1856, C0325-FWN 1842, C0326-FWN 1843, C0377-FWN 1847, C0468-FWN 1867, C0469-FWN1866, FWN 1841). , soit moins de 10 %.

Il est donc clair que la fidélité à la forme de l’original est secondaire. Ceci nous pousse à considérer que la copie est fondamentalement une forme d’exercice ou de moyen d’exploration des procédés techniques mis en oeuvre.

b) Copies peintes et aquarellées

Une fois notée la rareté de ces copies évoquée ci-dessus (moins d’une copie par an seulement sur l’ensemble de la carrière du peintre), il est clair que ces copies relèvent d’une logique tout à fait différente de celle des dessins, puisque toutes reproduisent l’intégralité du sujet copié, et non tel ou tel détail. Il conviendra de s’interroger sur la fonction particulière de ces copies pour Cezanne.

Fig. 6 — Copies dessinées / copies peintes

Ce graphique met clairement en évidence l’existence de quatre familles de copies lorsque toute l’œuvre est copiée, chacune caractérisée par une finalité particulière que nous examinerons par la suite.

Conclusion : Quand Cezanne copie en couleurs, il copie tout l’original ; quand il copie en dessinant, il privilégie les détails, à quelques rares exceptions près.

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II — LES TYPES DE MEDIAS COPIÉS

Après ces premières observations des différences entre les médias utilisés pour copier, on peut s’interroger sur les médias support des œuvres d’art copiées. Ils sont assez variés, comme le montre la fig. suivante, mais le nombre des copies varie beaucoup d’un média copié à l’autre :

Fig. 7  — Nombre de copies selon le type de média copié

    • pratiquement une copie sur deux est une copie de sculpture (260 œuvres, soit 47 % des copies. Ce chiffre inclut les copies de l’Amour en plâtre (22) et de l’Écorché (28) ;
    • 1,5 copie sur dix est tirée d’une peinture (84 copies, soit 15 % des copies)[11]Cezanne a pu parfois copier telle ou telle peintures non sur l’original, mais à partir de reproductions, comme par exemple pour le débarquement de Marie de Médicis dont il possédait une photographie (cf. Reff,op. cit.). ;
    • 1,5 copie sur dix reproduit une gravure (97 copies, soit 17 % des copies) ;
    • 1 copie sur 20 reproduit un dessin (31 copies, soit 6 % des copies) ;
    • accessoirement, 8 œuvres copient une photographie, 1 une aquarelle et 2 un pastel.
    • Noter qu’on ne connaît pas précisément le type de média copié pour 69 copies (1,5 copie sur 10, 13 % des copies) : dessin ou gravure ou peinture, sculpture ou photo de sculpture, etc. De quoi appâter les chercheurs…

Conclusion : la moitié des copies de Cezanne sont des dessins de sculptures.

Comme ces dessins sont nécessairement réalisés au musée, on commence à entrevoir une explication que la suite de cette étude permettra d’argumenter : comme les conditions pour copier en peinture au musée sont telles que Cezanne renâcle à s’y soumettre et finalement ne produit aucune copie peinte, il se rabat plus facilement sur les salles de sculpture, beaucoup moins fréquentées et attirant beaucoup moins de copistes. Il jouit donc là d’une tranquillité qu’il apprécie beaucoup !

Il en sera de même pour les quelques dessins copiés au Louvre, le cabinet des dessins étant encore moins fréquenté. Quant aux copies de gravures, trouvées pour la plupart dans des magazines, il peut le faire commodément à domicile.

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III — LES MEDIAS UTILISES POUR COPIER EN FONCTION DES TYPES DE MÉDIAS COPIES

Il est alors intéressant de se demander S’il existe un lien entre l’objet copié et le média utilisé par Cezanne pour le copier. La figure suivante met en exergue le caractère spécialisé des copies en couleurs peintes ou aquarellées.

Fig. 8 —Média utilisé pour la copie en fonction du support copié

On constate évidemment l’importance de la copie par le dessin, déjà induite par le fait que c’est son média privilégié (cf. Fig. 3) : Cezanne utilise massivement le dessin, quel que soit le média copié. Ainsi, la copie de dessins se fait exclusivement par le dessin (31 copies). Il en est de même pour les copies de supports non encore identifiés (69 copies).

Nous analyserons plus loin les différences existant dans cet usage du dessin en fonction des supports copiés. Nous nous contenterons pour le moment de rappeler en tête de l’examen des copies de sculptures, de peintures et de gravures la part relative de la copie dessinée par rapport aux copies peintes ou aquarellées, lesquelles font ici l’objet d’une analyse plus approfondie pour en dégager les spécificités.

1) La copie de sculptures

  • Par le dessin : pour ses 260 copies de sculptures, Cezanne utilise quasi exclusivement le dessin (242 copies dessinées, soit 93 % des cas).
  • Par la peinture : 9 cas, consacrés à l’Amour en plâtre ou à l’Écorché, donc sans obligation de se rendre au Louvre ou à l’extérieur pour les réaliser ;
  • Par l’aquarelle : 9 cas, dont 5 Amour en plâtre et 1 Écorché, une copie du moulage du Saint Georges de Donatello faite au Trocadéro et d’un buste de Caracalla du Louvre, plus la copie d’un monument funéraire non identifié[12]Isolée de tout contexte dans l‘œuvre de Cezanne, copie en aquarelle d’un monument funéraire non identifié d’un noble personnage (on distingue sa couronne nobiliaire au sommet de son écu, curieusement divisée en deux : couronne ducale pour la moitié arrière, de baron pour la moitié avant, à moins qu’il s’agisse d’une couronne représentant les fortifications d’une ville) — repris également par deux dessins — dont l’original pourrait être selon Chappuis une statuette possédée par Zola. Cf. RW064-FWN 3008-16b du carnet de dessin CPII et C0625b-FWN 3009-15b, C0626a-FWN 3009-12b du carnet de dessin CV. — les rares touches d’aquarelle ayant vraisemblablement été rajoutées après coup sur le dessin à domicile, car on voit mal Cezanne déployer son matériel d’aquarelliste sur place pour poser à peine deux ou trois touches d’aquarelle sur ces deux dessins.

Les cas de copie de sculptures par la peinture ou l’aquarelle sont donc tout à fait marginaux et se pratiquent à domicile.

2) La copie de peintures

  • Par le dessin : de même, les 83 copies de peintures se font par le dessin dans 9 cas sur 10 (75 dessins). Cela ne surprend pas quand on se rappelle que la grande majorité des copies sont des copies de détails de l’œuvre originale (cf. II -2 ci-dessus).
  • Par la peinture : on notera donc avec intérêt la rareté des peintures reproduisant intégralement une peinture originale (7 cas connus seulement, Fig. 11).
     

Fig. 9 — Copies en peinture de peintures

Reproduire en peinture un tableau à partir de l’original est donc pour Cezanne une activité tout-à-fait marginale et pratiquement absente de son œuvre, dont l’intérêt ne peut être que très ponctuel. C’est ainsi qu’on trouve ici les trois copies de jeunesse réalisées au Musée Granet dans le cadre de l’école de dessin d’Aix (donc peut-être au programme de l’enseignement ?), la copie en 1869 de la Pietà du Titien en petit format et sur papier (donc non réalisable au Louvre, mais vraisemblablement de mémoire et/ou à partir d’une gravure), celle de la Vue de Louveciennes de Pissarro en 1872 et celle de La Seine au quai d’Austerlitz de Guillaumin vers 1875-1877, deux copies utilisées pour expérimenter la touche carrée qu’il va développer (voir les commentaires de Rewald dans son catalogue pour ces deux tableaux), et enfin vingt années plus tard Agar dans le désert, qu’il recopie à partir d’une toile de Delacroix que posséda Chocquet, rachetée par Vollard qui finalement la lui a offerte,  de même que l’aquarelle du Bouquet de fleurs qu’un peu plus tard il recopiera en peinture : deux hommages à Delacroix, le peintre révéré autant qu’à Choquet, son ami disparu.

Enfin, pour être exhaustif quant aux copies peintes, signalons aussi le portait peint réalisé à partir d’un pastel de Renoir, donc à domicile également.

  •  Par l’aquarelle : il n’existe qu’une seule copie de peinture réalisée en aquarelle : le Concert champêtre de Giorgione, réalisé très vraisemblablement de mémoire et/ou à partir d’une gravure[13]RW065-FWN 3008-x2a. C’est l’avis de Rewald dans son catalogue des aquarelles. A la différence des copies de gravures pour lesquelles Cezanne invente les couleurs (voir paragraphe suivant), ici on peut être raisonnablement certain qu’il a vu le tableau original au Louvre. après l’avoir longuement contemplé au Louvre dans le Salon carré.

Il est donc clair que Cezanne ne pratique pas la copie peinte de tableaux directement sur l’original, et surtout pas au Louvre, comme le font bon nombre de ses collègues peintres[14]Cf. la liste dressée par Théodore Reff, op. cit.. On sait que la seule preuve d’une copie de tableau par Cezanne au Louvre est apportée par son inscription le 20 novembre 1863 pour copier Les Bergers d’Arcadie, œuvre d’ailleurs perdue si elle a jamais été menée à terme. J’imagine volontiers que dégoûté par cette première expérience, Cezanne n’a plus jamais voulu la renouveler. Noter que Reff considère RW026 comme une copie de La Liberté guidant le peuple, Rewald étant plus prudent sur ce point, Compte tenu des différences profondes entre ces deux œuvres. Je le suis sur ce point et n’ai donc pas retenu cette aquarelle comme une copie ; elle relève pour moi de la catégorie « à la manière de » évoquée dans l’introduction générale de cette étude.. On l’imagine mal supporter de figurer parmi la foule des artistes déployant leurs chevalets et encombrant les allées pour de longues séances de copie. Face à un Rubens, il devait se limiter à sortir son carnet de dessin pour croquer rapidement tel personnage intéressant, se contentant le plus généralement de contempler longuement l’œuvre qui l’intéressait pour en jouir et pour pénétrer intimement les « secrets » de fabrication de l’auteur, quitte à reprendre chez lui sa copie à partir de ses souvenirs et éventuellement à l’aide d’une gravure de la même œuvre. 

3) La copie de gravures

  1. Par le dessin : pour les 86 copies de gravures, on trouve sans surprise 62 copies dessinées.
  2. Par la peinture : Si Cezanne, comme on vient de le voir, ne copie pas directement les tableaux qui l’intéressent sur l’original, vu son aversion pour le travail en public, il n’en demeure pas moins qu’il recopie tout de même des tableaux entiers, mais seulement chez lui à partir de gravures : c’est ainsi qu’on trouve 19 copies peintes et 4 copies aquarellées de gravures, pour lesquelles Cézanne invente donc parfois les couleurs, ce qui en fait un cas très particulier et intéressant de copies[15]Pour être complet, mentionnons aussi la copie en gravure de la gravure Péniches sur la Seine à Bercy de Guillaumin, qui complète la série des gravures réalisées chez le docteur Gachet, au titre de l’expérimentation, sans lendemain chez Cezanne, de cette technique.. Examinons rapidement ces 23 œuvres qui seront analysées en détail dans la seconde partie.

a) On trouve d’abord les 5 œuvres de jeunesse aixoises (Fig. 12), dont seule la première a pu être copiée sur une gravure en couleurs actuellement non identifiée, vu la fidélité des coloris des costumes des enfants. L’original s’y trouve simplifié de façon un peu scolaire : un tableau d’apprentissage. Pour la seconde, les couleurs du tableau de Cezanne ne sont pas connues ; les détails de la gravure ont également été simplifiés. Les trois dernières sont plus intéressantes, puisqu’il s’agit d’amplifications sur les murs du grand salon du Jas de Bouffan de simples gravures : les coloris inventés par Cezanne sont déjà tout à fait remarquables, et on est ici bien au-delà d’un simple travail de copie[16]RS1860 est une tentative de reconstitution de la peinture murale avant que Cezanne y ajoute le Baigneur au rocher. Mary Thomkins-Lewis a montré que ce paysage était en grande partie une copie fidèle d’un tableau de Ruysdael que Cezanne n’a pu connaître que par l’intermédiaire d’une gravure actuellement non identifiée (on trouve une gravure assez proche : Torrent et rochers dans Le Magasin pittoresque en 1899 qui donne une idée de ce que Cezanne a pu voir)., s’inscrivant dans un projet décoratif amplement étudié par ailleurs[17]Cf. Société Cezanne, Cezanne – Jas de Bouffan, Éditions Fage, 2019..

Fig. 10 — Les copies peintes œuvres de jeunesse.

b) Viennent ensuite, avant son départ en Provence de juillet 1870, deux copies peintes de tableaux qu’il a pu longuement contempler, l’un au Louvre, l’autre au musée du Luxembourg, mais reproduits d’après des gravures en sa possession. Plus que le jeu des couleurs, celles-ci étant connues de lui, c’est ici davantage l’exploration du travail sur les touches qui a pu l’intéresser dans ces copies, dans sa recherche d’un style propre pas encore nettement dégagé[18]Voir les commentaires de Rewald dans son catalogue. La gravure d’Aristide Barré (1840-1915), ciseleur-graveur, a pu être possédée par Cezanne. Celle de Courtry parue dans la Gazette des beaux-arts est postérieure à la copie. L’analyse de  détail de ces copies figure dans la seconde partie..

Fig. 11 — Copies peintes d’exploration du travail sur la touche.: Bethsabée – Barque de Dante.

c) On connaît ensuite les trois gravures en couleurs de La Mode illustrée amplifiées là aussi en tableaux avec quelques modifications heureuses des coloris choisis par Cezanne. Peut-être réalisés lors de son exil à l’Estaque de 1870 avec Hortense dans la maison de sa mère, ces tableaux, isolés dans l’œuvre de Cezanne, sont assez impressionnants par leur dimension et leur force expressive et témoignent déjà de sa maîtrise technique. Sont-ce là aussi des exercices ? je préfère les considérer plutôt comme une réponse un peu humoristique à des sollicitations féminines de la part d’Hortense, déjà coquette, ou de sa mère et de ses sœurs, à qui il a désiré faire plaisir…

Fig. 12 — Copies peintes de gravures de mode.

d) Entre 1873 et 1878 trois autres toiles réinterprètent des gravures de suffisamment près pour qu’on les considère comme des copies, les couleurs étant là aussi imaginées par Cezanne : celle d’Hamlet d’après une lithographie possédée par Gachet, celle du tigre de Barye dont il possédait lui-même une lithographie[19]Présente dans l’atelier des Lauves. Cezanne donna cette toile à Chocquet, qui posséda lui-même la toile originale de Barye: peut-être Cezanne l’avait-il également vue chez son ami. et celle de Vénus et l’Amour qu’on peut considérer, vu son caractère humoristique, comme née d’une gravure de Daumier :

Fig. 13 — copies en peinture de gravures, années 1870

e) Enfin, dans les années 80, il en est de même pour six toiles tirées de gravures[20]Leur signification sera examinée dans l’étude consacrée à l’évolution chronologique de détail des copies après le Second Empire. :

Fig. 14 — Copies en peinture de gravures, années 1880-1890.

Les deux premières sont des interprétations humoristiques de l’étiquette de champagne découverte par J.-C. Lebensztejn ; les deux suivantes testent des harmonies de couleurs en rapport avec leur sujet, ce que font aussi les deux dernières, plus libres dans leur recomposition de la scène du Lever de Delacroix.

  • Par l’aquarelle : On trouve enfin 4 reproductions de gravures à l’aquarelle.

Fig. 15 —Aquarelles depuis gravures.

On ne connaît pas les couleurs de la première. La seconde s’inspire pour les couleurs de la version de l’ami Chocquet[21]Voir la note très complète de Rewald dans son catalogue des aquarelles. et est exécutée à partir d’une gravure également issue de L’Artiste. Contemporaines, ces deux aquarelles constituent peut-être des exercices à un moment où Cezanne commence à expérimenter davantage ce média[22]L’exécution de RW67 est plus faible que le dessin correspondant exécuté trois ou quatre ans plus tard (C0606a-FWN 3003-05a).. Quinze à vingt ans plus tard, on retrouve une troisième version du Réveil qui démontre la maîtrise des ambiances colorées inventées par Cezanne tant ces trois versions diffèrent entre elles, et enfin une Mise au tombeau, magistrale interprétation de la composition comme des couleurs de l’original gravé.

4) La copie de photos

  • Par le dessin : quatre dessins reproduisent des photos : un portrait de Pissaro, un portrait de Chocquet et 2 portraits de Delacroix.

Fig. 16 — Copies dessinées de photos.

  • Par la peinture : en complément des copies peintes à partir de gravures, il faut évoquer aussi les cinq copies de photographies réalisées également en peinture.

Fig. 17 — Copies peintes de photos.

L’invention des couleurs ne concerne ici que le paysage de Fontainebleau et le grand baigneur, les portraits imposant en quelque sorte les teintes de la peau et des vêtements. Dans ces deux cas, Cezanne a réinterprété le contexte global de l’original, modifiant l’équilibre des arbres dans le premier, et installant son baigneur dans un paysage. Quant aux portraits, le premier est un portrait-charge ouvrant la série des autoportraits du même type que l’on connaît par ailleurs. Le premier portrait de Chocquet est tout à fait médiocre, et pour paraphraser Cezanne à propos du portrait de Vollard, il n’y a que la veste qui y soit satisfaisante. Un exercice raté concernant la touche parallèle dans le visage et la chevelure. Le second a subi d’étranges retouches des yeux il y a quelques années qui en ont défiguré le caractère original.

Très pratiquée par d’autres, notamment Delacroix, la copie peinte réalisée à partir de photographies n’intéresse manifestement pas Cezanne.

 5) Copie de supports colorés divers

Dans la catégorie des copies colorées, inclassables car limitées chacune à un seul exemplaire, nous rajouterons dans un souci d’exhaustivité en matière de médias, la tête de silène traitée en lavis (on ne sait où Cezanne a pu la voir) et le portrait peint de Cezanne à partir du pastel de Renoir.

Fig. 18 — Copies peintes de lavis et pastel.

En conclusion, le caractère à la fois rare et original par rapport à l’ensemble des copies dessinées de ces quelques copies peintes ou aquarellées à partir de peintures, gravures, aquarelles, photographies ou supports divers rend cet ensemble d’œuvres assez hétéroclite. Elles ne font pas système, car chacune répond à une intention propre ou répond à des circonstances particulières, que nous tenterons d’expliciter lors de l’analyse détaillée de chacune de ces copies.

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IV — COPIES SUR CARNETS ET COPIES SUR FEUILLES

Concentrons-nous donc désormais sur le média de copie privilégié qu’est le dessin[23]Tout au long des analyses qui suivent, il ne faudra pas perdre de vue, en ce qui concerne les dessins copiés, que les dessins de sculptures en représentent  à eux seuls la moitié (242 copies), l’autre moitié se répartissant entre les copies de peintures (46 copies), de gravures (74 copies) et de dessins (31 copies), plus le paquet de 69 copies dont on n’a pas encore déterminé l’original.. Pour cela, il peut être intéressant de distinguer les deux types de supports utilisés par Cezanne, à savoir les carnets de dessins et le dessin sur feuille libre, qui répondent à des situations concrètes différentes et peuvent nous permettre de mieux comprendre comment il travaille.

1) Ventilation des dessins copiés sur carnets ou sur feuilles par rapport aux autres dessins

Rappelons d’abord que sur la totalité des dessins de Cezanne, les deux tiers (63 %) figurent sur des pages de carnets[24]1726 (incluant 19 dessins issus de carnets non identifiés) sur un total de 2667, soit 65 % pour être exact, les 941 autres dessins étant sur feuilles isolées., le tiers restant étant sur feuilles libres. Or on constate que 73 % des dessins copiés sont sur carnets. La différence est donc significative : les copies font davantage appel aux carnets que les autres dessins.

Une raison qui vient spontanément à l’esprit est que la moitié des copies étant faites au musée, il est plus facile de travailler avec des carnets aisément manipulables plutôt qu’en emportant un chevalet où placer des feuilles de dessin, ce qui se fait sans problème à domicile.

2) Ventilation des dessins copiés de carnets par rapport aux dessins copiés sur feuilles en fonction des types de médias copiés

Si cette hypothèse est bonne, on doit pouvoir observer cette même différence d’usage entre les copies faites à la maison (les copies de gravures) et les copies faites au musée (sculptures, peintures, dessins). Et effectivement, cette différence d’usage entre carnets et feuilles libres est flagrante :

Fig. 19 — Part des copies sur carnets dans les copies réalisées au musée et les copies faites chez soi ou à l’atelier.

Pour établir ce graphique concernant les originaux réellement observés par Cezanne :

– nous excluons du calcul des copies de sculptures l’Écorché et l’Amour en plâtre et ne retenons que celles faites à l’extérieur.

– Le détail des copies de dessins montre que les originaux sont tous présents au cabinet des dessins du Louvre où Cezanne a pu les consulter (quitte à compléter sa copie ensuite à domicile, en s’aidant éventuellement de gravures) ;

– La majorité des peintures copiées directement sur l’original l’a été au Louvre, à quelques exceptions près que nous détaillerons.

La lecture du graphique est la suivante : Cezanne a observé directement 99 % des sculptures qu’il a copiées, et il l’a fait dans 74 % des cas sur carnets. Pour les gravures : Cezanne a pu observer directement 9 % des tableaux ou dessins qu’il a cependant recopiés depuis des gravures, et dans 44 % des cas cette copie a été faite sur carnets.

 Ainsi, lorsqu’il s’agit de copier sculptures, peintures et dessins directement sur l’original, donc à l’intérieur du musée, la copie sur carnets représente trois dessins sur quatre et ne laisse la place qu’à un dessin sur feuille seulement.

Inversement, lorsqu’il s’agit de copier une gravure, donc chez soi, moins de la moitié des copies se fait sur carnet (44 %), et la majorité sur feuille (donc 56 %)[25]9% des originaux figurant sur les gravures ont cependant pu être vus directement par Cezanne au musée, bien que les copies réalisées rendent peu probable qu’il les ait faites en présence de l’original lui-même, comme on le verra..

Ceci est encore confirmé lorsque l’on examine la dimension des feuilles de dessins. Les grandes feuilles (définies comme ayant au moins une dimension supérieure à 30 cm) sont utilisées pour le tiers des copies faites à domicile, alors qu’elles ne le sont que pour le sixième des copies faites au musée : il est naturellement plus commode de les utiliser chez soi qu’à l’extérieur[26]Notons également que pour les 69 copies dont on n’a pu encore identifier l’original, 84 % d’entre elles (57 copies) sont sur carnets ; cela milite en faveur d’une recherche de ces originaux davantage dans les peintures ou les dessins des musées plutôt que dans les revues ou les ouvrages dans lesquels Cezanne trouvait ses gravures à recopier..

Ceci nous renforce dans l’idée que, de même que Cezanne ne copie pas en peinture ou aquarelle à l’extérieur de chez lui pour éviter la gêne occasionnée par l’installation de son matériel et de sa palette au milieu des allées bondées d’un musée, de même il limite au musée à un dessin sur quatre les copies sur feuilles libres qui l’obligent à installer son matériel de dessin ; et pour trois dessins sur quatre il préfère sortir son carnet de dessin, qui présente en outre l’avantage de lui permettre de varier ses angles de vue quand il s’agit de sculptures sans avoir à déplacer son matériel s’il s’agit de feuilles.

Ces quelques dessins sur feuille libre réalisés au musée seront dès lors intéressants à étudier de plus près vu leur rareté relative et la pratique plus complexe du dessin qu’ils supposent, ce que nous ferons lors de l’examen chronologique de détail des copies.

On peut donc conclure : quand Cezanne copie au musée, il privilégie très nettement le carnet par rapport à la feuille de dessin. Inversement, à domicile la feuille de dessin se trouve un peu avantagée par rapport au carnet, surtout quand elle est de grandes dimensions.

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V – VENTILATION DES DESSINS SELON LA COMPLEXITE DES FEUILLETS

On peut pousser plus loin l’analyse en examinant s’il existe une différence entre les feuillets (terme générique regroupant à la fois pages de carnet et feuilles de dessin) selon qu’ils comportent un ou plusieurs dessins, ce qui, dans ce cas, rend la page plus complexe, d’autant que parmi les multiples dessins figurant sur une page ou une feuille, certains peuvent être des copies, d’autre non.

Deux indicateurs sont pertinents pour évaluer la complexité d’un ensemble de dessins donnés : la proportion de feuillets ne contenant qu’un seul dessin dans cet ensemble (plus cette proportion est élevée, moins on compte de feuillets complexes), et le nombre moyen de dessins par feuillets contenant plus d’un dessin (plus ce nombre est élevé, plus ces feuillets sont complexes).

1) Complexité comparée des feuillets avec ou sans dessins copiés

Comparons d’abord sur ces deux indicateurs le groupe des dessins copiés (398 feuillets contenant 654 dessins en tout, dont les 495 dessins copiés) avec le groupe des autres dessins (1106 feuillets contenant 2155 dessins) :

Fig. 20 — Complexité des copies par rapport aux autres dessins.

a) Feuillets à dessin unique

Il apparaît clairement que les feuillets à dessin unique sont dans les tous les cas, qu’il s’agisse de copie ou non, dominants dans la production de dessins de Cezanne. Mais il est clair surtout que le groupe des dessins copiés comprend proportionnellement beaucoup plus de feuillets à un seul dessin (76% des feuillets) que le groupe des dessins non copiés (59 % des feuillets). Ceci renforce les observations précédentes relatives au soin particulier accordé aux copies par rapport aux autres dessins : Cezanne les isole beaucoup plus volontiers et les met donc davantage en valeur.

Cette observation se trouve confortée quand on constate que 4 pages de carnet sur 5 de dessins copiés ne contiennent qu’un seul dessin, alors que ce n’est qu’une page de carnet sur 2 lorsqu’il s’agit des autres dessins.

Il devient encore plus évident que lorsque Cezanne copie, il soigne particulièrement ses feuillets à dessin unique quand on compare la qualité de ces feuillets à ceux à dessin unique n’étant pas des copies :

FIg. 21 — Qualité des feuillets à dessin unique.

Les feuillets comportant un seul dessin copié concentrent de loin les meilleurs dessins (24 % de croquis) et ne comportent pratiquement pas de dessins médiocres (3 % d’ébauches), contrairement aux feuillets comportant un seul dessin non copié qui comportent le tiers de dessins médiocres (34 % d’ébauches) et une proportion moindre de très bons dessins (16 % de croquis).

Concluons : dans l’ensemble des dessins de Cezanne, les feuillets comportant 1 seul dessin copié, dominants en nombre, sont donc également dominants en qualité.

b) Feuillets complexes à plusieurs dessins

Selon la figure 22, on peut observer une complexité légèrement supérieure des feuillets à plusieurs dessins comportant des dessins copiés (96 feuillets, soit 24 % de l’ensemble de ces feuillets, avec une moyenne de 4,08 dessins par feuillet) par rapport aux autres (455 feuillets à plusieurs dessins sans dessin copié, soit 41 % de l’ensemble de ces feuillets avec une moyenne de 3,31 dessins par feuillet). Mais la signification de ce résultat est difficile à apprécier quand on constate la différence importante du nombre de feuillets comparés et de leur part relative dans leurs ensembles respectifs. On peut donc tout au plus dire que quand Cezanne produit des feuillets à plusieurs dessins, il a peut-être tendance à les charger légèrement davantage quand il s’agit de feuillets comportant des dessins copiés.

Cependant même dans ce cas, la figure 22 montre que les feuilles complexes comportant au moins un dessin copié comportent plus de dessins de meilleure qualité (7 %) et moins de dessins médiocres (40 %) que les feuilles complexes sans dessin copié (5 % de meilleurs dessins et 57 % de dessins médiocres[27]Ce chiffre élevé renvoie a priori aux pages des premiers carnets de jeunesse dont on sait qu’elles sont souvent dépositaires de très nombreuses ébauches, pouvant aller jusqu’à 24 dessins sur une seule page de carnet (C0067-FWN 3014-08a) et 23 sur une feuille de dessin (C0027 – FWN 2205). ).

Conclusion partielle : dans tous les cas de figure, les feuillets comportant des copies comportent des dessins de meilleure qualité que les autres feuillets. Cezanne s’applique davantage quand il copie. Ce soin particulier apporté à ces dessins copiés confirme une nouvelle fois l’importance accordée par Cezanne à l’activité de copiste dans l’ensemble de son œuvre.

2) Complexité comparée des feuillets selon le média copié

Les analyses ci-dessus différenciant feuillets à dessins copiés et non copiés peuvent s’appliquer également aux différences entre les diverses catégories de feuillets copiés.

Fig. 22 — Feuillets à un seul dessin.

Un fois de plus, la pratique diffère selon que Cezanne copie au musée ou à la maison : le premier groupe (copies de sculptures, peintures, dessins) compte une grande majorité de feuillets à dessin unique (particulièrement les copies de sculptures), qu’il s’agisse de pages de carnets ou de feuilles de dessin, les copies de sculpture se détachant nettement en tête. Quant aux feuillets à dessins multiples, ils comportent en moyenne 3,5 dessins.

Inversement, les copies de gravures comptent davantage de pages de carnet et de feuilles de dessin chargées de plusieurs dessins. En outre, chaque feuillet comporte en moyenne 4 dessins.

Cela indique que lorsqu’il est au musée, Cezanne simplifie bien davantage ses feuillets que lorsqu’il copie chez lui : il multiplie les feuillets à un seul dessin et charge moins ses feuilles à plusieurs dessins.

Nous avons déjà mis en évidence la qualité supérieure des dessins copiés par rapport aux autres dessins (cf. fig. 7), confirmée par l’analyse des différences entre dessins sur feuillet unique ou non (Fig. 22). Détaillons davantage par catégories de dessins copiés :

 

Fig. 23 — Ébauches et croquis selon les médias copiés.

Ce sont les copies de sculptures et de dessins qui remportent la palme de la qualité avec un quart de très bons dessins (23 %). Pour les copies de peinture et de gravures, la proportion de très bons dessins n’est que légèrement supérieure à celle que l’on observe pour l’ensemble des dessins qui ne sont pas des copies (respectivement 13 % et 9 % par rapport à 8 %).

En outre, les copies de sculptures ne comptent qu’un dessin médiocre sur 20, là où les autres copies en comptent environ 1 sur 4 (et les dessins non copiés environ 1 sur 2, cf. Fig 7)[28]Le schéma des copies non identifiées est très proche de celui des dessins non copiés, surtout par le nombre de dessins médiocres. Cela pourrait conduire à douter que ce soient toutes des copies, contrairement à ce qu’affirment Chappuis et Rewald, ou à imaginer que les œuvres d’origine sont tellement secondaires (d’où la difficulté pour les identifier) que Cezanne ne s’est guère appliqué en les copiant….

Tout cela nous permet de mieux saisir la façon dont Cezanne travaille, que nous résumerons dans nos conclusions.

3) Particularités des copies de sculptures

En dehors des 20 Écorché et des 12 Amour en plâtre, toutes les copies de sculptures sont naturellement réalisées à l’extérieur. Le tableau suivant donne le nombre des dessins copiés en fonction des lieux de copies, des supports utilisés et du nombre de sujets copiés.

Fig. 24 – Ventilation des copies de sculptures selon les lieux d’exécution.

Ce tableau a évidemment pour intérêt de décrire la situation des copies réalisées au Louvre, qui représentent à elles seules plus de 8 copies sur 10 des sculptures exécutées dans les musées :

  •  175 copies sont réalisées au Louvre ; c’est un nombre impressionnant, qui confirme le statut très particulier de ces copies que nous examinerons en détail ;
  • bien que l’essentiel se fasse sur carnets, comme on l’a dit, il est intéressant de constater que malgré l’incommodité de ce média, Cezanne a tout de même utilisé 25 fois une grande feuille de dessin : nous verrons à quelle occasion lorsque nous analyserons le détail de la chronologie des copies ;
  • sur les 60 sculptures différentes copiées, la moitié est au Louvre, d’où, vu le nombre de dessins, correspondants, une moyenne importante de plus de 5 dessins par sculpture – qu’il faudra bien entendu affiner, car on sait bien que quelques-unes ont accaparé son attention à de nombreuses reprises alors que la majorité n’a donné lieu qu’à une copie isolée.

Tout cela justifie que nous nous intéressions de près aux différents itinéraires suivis par Cezanne au fil du temps à l’intérieur du Louvre pour mieux comprendre ses choix.

4) Particularités des copies de gravures.

Le tableau suivant récapitule ce que nous savons de l’origine des gravures copiées en dessins.

Fig. 25 — Ventilation des copies de gravures selon leur origine

Trois origines principales des gravures : les ouvrages de Charles Blanc, les revues d’art et les gravures possédées par Gachet ou Cezanne lui-même. Le tiers des gravures copiées n’a pas encore trouvé son original : de quoi attiser la curiosité des chercheurs !

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VI – CONCLUSIONS RELATIVES AUX PRATIQUES DE CEZANNE COPISTE

Observations générales

  • Cezanne a beaucoup copié : un dessin sur 5 est une copie.
  • Les dessins copiés sont généralement bien meilleurs que les autres dessins.
  • Il copie 9 fois sur 10 en dessinant. Les copies peintes ou aquarellées sont marginales.
  • La moitié des dessins copiés sont des copies de sculptures, dont 4 sur 5 sont faites au Louvre.
  • Les dessins copiés se consacrent essentiellement aux détails, les copies peintes ou aquarellées exclusivement à l’ensemble de l’œuvre copiée.
  • Les copies peintes ou aquarellées, très minoritaires, forment un ensemble hétéroclite d’œuvres de circonstance réalisées à domicile.

La copie par le dessin

  • La proportion des copies sur carnets est supérieure à celle des copies sur feuilles libres. Ces proportions sont respectivement supérieures à celles que l’on observe pour les autres dessins non copiés.
  • La proportion de copies sur carnets est surtout importante pour les œuvres observées directement en extérieur (sculptures, peintures, dessins), par rapport aux copies de gravures faites à domicile où dominent les copies sur feuilles libres d’assez grandes dimensions.
  • Les feuillets (pages de carnets et feuilles de dessin) comportant un seul dessin copié sont nettement plus nombreux et de meilleure qualité que ceux comportant plusieurs dessins.
  • Les feuillets consacrés à un seul dessin copié sont particulièrement dominants pour les œuvres observées directement en extérieur (sculptures, peintures, dessins), par rapport aux copies de gravures faites à domicile.
  • Les feuillets comportant plusieurs dessins contiennent proportionnellement plus de bons dessins quand ils contiennent des dessins copiés plutôt que d’autres dessins.
  • Les feuillets comportant plusieurs dessins sont moins chargés pour les œuvres observées directement en extérieur (sculptures, peintures, dessins), par rapport aux copies de gravures faites à domicile.
  • Les dessins copiés réalisées à l’extérieur (copies de sculptures, peintures, dessins) sont meilleurs que les copies de gravures réalisées à domicile.

Ainsi, les dessins copiés se distinguent nettement des autres dessins de Cezanne et forment un ensemble aux caractéristiques précises. Leur qualité supérieure témoigne de leur importance aux yeux de Cezanne. Leur abondance témoignage de sa profonde humilité en tant qu’artiste, puisqu’il ne cesse de se mettre à l’école des grands maîtres, ou qu’il se livre jusqu’à la fin de sa vie à l’observation de ce que d’autres ont réalisé. Témoignage aussi de sa capacité à prendre appui sur l’ouvrage d’autres artistes pour dégager sa propre manière de faire.

Cette volonté d’apprendre se révèle dans le fait que Cezanne utilise systématiquement le dessin pour copier une partie ou un détail de l’œuvre originale : le dessin apparaît ainsi parfois comme un moyen d’exploration, parfois comme un moyen d’expression et de réinterprétation très personnelle de l’œuvre copiée. Seule une infime minorité de copies dessinées reproduit la composition d’ensemble de l’œuvre copiée dans sa totalité, contrairement aux copies peintes qui s’y consacrent exclusivement.

La situation la plus courante est donc la suivante : quand Cezanne va copier au Louvre, il se dirige surtout vers les salles de sculpture. Il saisit son carnet de dessin, copie la sculpture choisie plutôt sur une seule page, parfois sur une page peu chargée, et soigne particulièrement son dessin. Exceptionnellement, il utilise une feuille de dessin de plus grandes dimensions s’il estime en avoir besoin pour une étude particulière.

Très rarement, il décide d’aller copier quelque détail — presque toujours un personnage — d’un tableau de grand maître dans les salles de peinture ou de dessin ; dans ce cas, c’est également au carnet de dessin qu’il recourt, car l’idée d’installer un chevalet et de sortir son matériel de peinture dans la cohue et la promiscuité qui y règnent le rebutent absolument.

Ce n’est donc que revenu chez lui qu’il recopie — rarement — un tableau, à partir de gravures et de ses souvenirs, et plutôt sur feuilles de dessin que sur carnet.

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VII – QUESTIONS DE CHRONOLOGIE

1. Les grandes tendances d’évolution dans la pratique des copies

Une première analyse chronologique de l’activité de copiste de Cezanne fournit quelques points de repère intéressants et permet d’en fixer les grandes lignes, tout en mettant globalement en évidence les flux et les reflux de cette activité.

Le graphique suivant illustre, selon les 6 périodes définies par ailleurs dans nos études statistiques[29]Voir https://www.societe-cezanne.fr/2016/09/10/la-figure-humaine-annexe-ii/, la façon dont évolue la pratique de la copie au fil du temps :

Fig. 26 — Évolution du nombre de copies sur chaque période.

Naturellement, l’évolution du nombre total d’œuvres copiées (en bleu) suit fidèlement celle des copies en dessin (en rouge), vu la part majoritaire de celles-ci par rapport aux copies en peinture ou en aquarelle.

Quelques tendances majeures se dégagent :

  • Il ne nous reste pratiquement rien des copies effectuées par Cezanne à l’école de dessin d’Aix jusqu’à son premier départ à Paris[30]Cf. « L’œuvre perdu de Cezanne », https://www.societe-cezanne.fr/2017/09/11/10800/.
  •  S’il copie beaucoup à partir de mai 1861 une fois arrivé à Paris, il copie encore plus durant la décennie qui s’ouvre par son arrivée à Pontoise puis Auvers.
  • Entre fin 1882 et début 1888, on assiste à un effondrement des copies, alors que durant cette période Cezanne réalise 72 dessins par an en moyenne et que le nombre de dessins de carnets est le plus élevé de toute sa carrière[31]Voir fig. 2 du Chapitre I de « La Figure humaine dans l’œuvre de Cezanne » : https://www.societe-cezanne.fr/2016/08/24/la-figure-humaine-chapitre-i/.
  • Le goût de la copie lui revient après son retour à Paris de 1888.
  • En revanche, après son retour quasi-définitif à Aix à la fin de l’année 1899, il renonce presque complètement à cette forme d’expression.

Si les copies en peinture ont lieu surtout durant les années 60 et 70 et évoluent comme les dessins, les copies à l’aquarelle (très rares au demeurant) sont au contraire les seules qui se développent durant la dernière période de sa vie.

Comme la copie dessinée est largement majoritaire, et que la sculpture en représente l’essentiel, il est utile d’observer de plus près l’évolution de ce type de copies, assez différente de celle des autres copies et de l’ensemble des autres dessins de Cezanne :

Fig. 27 – Évolution du nombre de copies dessinées de sculptures.

On voit que :

  • la tendance générale des copies de sculptures dessinées (en rouge Fig. 29) est d’aller croissant avec le temps jusqu’à fin 1899, à la différence des autres dessins copiés (en vert Fig. 29) dont la décroissance est continue à partir de la seconde période ;
  • plus précisément, les copies dessinées de sculptures se situent essentiellement entre 1872 et 1882 d’une part et entre 1888 et 1899 d’autre part, alors que les autres copies se limitent aux années 1861-1882 et disparaissent assez largement  ensuite.

Ceci souligne bien l’originalité des copies dessinées de sculptures à la fois par rapport aux autres copies dessinées et par rapport aux autres dessins de Cezanne, dont la chute est brutale et continue depuis 1882 jusqu’à la fin.

Tous ces constats reposant sur d’assez longues périodes demandent à être affinées en fonction des éléments de la chronologie cézannienne pour tenter de mieux les appréhender et de les mettre en perspective par rapport aux autres productions non copiées de l’artiste. C’est à quoi se consacrera ultérieurement une autre étude consacrée aux productions globales (copies et non-copies) de chacune des périodes définies.

2. Datation des copies réalisées au Louvre

Durant le Second Empire (les deux premières périodes définies ci-dessus), l’essentiel des copies connues sont réalisées dans la capitale : il importe de vérifier que les datations conventionnelles desdites copies, lorsqu’elles sont réalisées au Louvre, sont cohérentes avec les moments de sa présence dans la capitale. On sait la part d’incertitude qui prévaut dans les datations proposées par Chappuis et Rewald[32]Cf. La Figure humaine dans l’oeuvre de Cezanne, Annexe II. D’ores et déjà, il a fallu ajuster un certain nombre de ces datations lorsqu’elles se situaient à des périodes où l’on sait que Cezanne n’était pas à Paris et donc a fortiori dans l’impossibilité de se rendre au Louvre[33]Le point sur cette question relativement aux copies de sculptures a été fait dans l’étude :  Datation des copies de sculpture réalisées par Cezanne (chapitres I à III).. En l’état actuel de nos connaissances, nous pouvons distinguer sept périodes durant lesquelles Cezanne a pu se rendre au Louvre de façon plus ou moins régulière :

  • entre fin avril 1864 (année de la première copie connue d’une œuvre du Louvre) et juillet 1870, Cezanne est majoritairement à Paris. Sa présence y est attestée tous les ans ;
  • après une absence d’un an en Provence, il demeure à Paris une année entière entre l’automne 1871 et juillet 72 Suit une absence d’un an et demi entre août 70 et le printemps 1874 à Auvers ;
  • de mars 1874 (retour d’Auvers) à février 1878, il est à Paris presque sans interruption (il passe l’été en Provence en 1874 et 1876) avant de partir en Provence avec Hortense et Paul junior en mars 1878 ; de retour à Paris courant mars 1879, il en repart aussitôt début avril pour s’installer pour un an à Melun, et il est peu vraisemblable qu’il se soit rendu au Louvre durant ces deux semaines occupées à solder psychologiquement le désastre du séjour en Provence et la préparation de sa fuite à Melun ;
  • après ces 2 ans d’absence, d’avril 1880 à l’été 1882 Cezanne est essentiellement à Paris et Pontoise (hors son séjour à Aix pendant l’hiver 1881-1882) d’où l’on peut considérer qu’il a pu se rendre de temps en temps au Louvre. Puis en octobre 1882 il repart pour Aix après Médan et n’en reviendra que 5 ans et demi plus tard (en exceptant les deux mois de crise passés chez Renoir et Zola en juin-juillet 1885, peu propices à la réalisation de copies au Louvre) ;
  • en novembre 1887 Cezanne est à Paris pour un mois et a pu aller copier au Louvre ; mais il n’y revient réellement en famille que début février 1888 pour y rester presque sans interruption jusqu’en mai 1890, date du départ pour le calamiteux voyage d’un semestre en Suisse suivi de son retour à Aix ;
  • après une quinzaine de mois d’absence, le voilà de retour à Paris au début de l’automne 1891 ; il va alors alterner jusqu’en juin 1895 séjours à Paris et en région parisienne avec quelques escapades aixoises. Nous ne connaissons pas le détail de ses déplacements, mais durant ces trois années et demie il a certainement pu se rendre au Louvre au moins de temps en temps ;
  • Après une nouvelle interruption de près de deux ans et demi, il faut attendre novembre 1897 pour retrouver Cezanne à Paris, où il va rester presque constamment avant de partir définitivement pour Aix en décembre 1899. On ne trouvera donc plus de copies de Cezanne au Louvre après cette date.

Pour la période 1860-1872 qui nous occupe dans cette étude, le détail des déplacements de Cezanne entre Aix et Paris est le suivant :

Fig. 28 — Chronologie des déplacements de Cezanne entre Aix et Paris de 1861 à 1872.

Sa présence à Paris étant attestée tous les ans, nous ne rencontrerons a priori pas d’incohérence pour accepter la datation proposée par Chappuis ou Rewald concernant les copies parisiennes. La remise en cause éventuelle de cette datation ne pourra donc se justifier que par d’autres critères que celui de son éventuelle absence de Paris.

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Vers le chapitre III

Références

Références
1 Dont une dizaine non retenues par le catalogue FWN.
2 Ces chiffres sont fiables car sujets à variations tout à fait marginales en fonction de nouvelles découvertes d‘œuvres inconnues jusqu’alors ou de la contestation de paternité d’œuvres antérieurement admises, toutes choses qui n’arrivent pas tous les jours…
3 Rappel : on trouvera la liste des œuvres copiées pour la période qui nous occupe en Annexe X
4 Pour simplifier, j’ai inclus dans les dessins le lavis FWN 2019 et la lithographie Péniches sur la Seine à Bercy.
5 Si l’on fait le calcul de ces moyennes en ne prenant en compte que les moments de présence à Paris du peintre (190 mois, soit 15 ans et demi environ sur ses 45 ans de carrière), ce qui a du sens puisque cela concerne plus de 90 % de ses copies réalisées nécessairement à Paris, on constate alors que Cezanne a produit une trentaine de copies par an, dont 15 de sculptures. Une à deux copies par mois… Ces chiffres laissent rêveurs, car pour un peintre qui passe son temps à fréquenter le Louvre, c’est très peu finalement ! Deux explications à cela selon moi : on a perdu un nombre tout à fait considérable de copies, puisque si on imagine qu’il n’en fait ne serait-ce qu’une par semaine en moyenne, cela ferait 52 copies et non 30 chaque année.  Explication d’autant plus plausible que Cezanne copie sur carnets, comme on le verra, et l’on sait bien qu’on n’a conservé qu’un nombre tout à fait minime des nombreux carnets qu’il a utilisés tout au long de sa vie. Autre explication : Cezanne passe son temps au Louvre essentiellement non pour copier, mais pour contempler et analyser visuellement les œuvres.
6 On peut donc à bon droit se méfier de toute « découverte » d’une nouvelle copie peinte qu’on voudrait attribuer à Cezanne. Ce phénomène est tellement inhabituel qu’il faudrait lui trouver une bonne raison pour l’admettre.
7 Mais on peut aussi soupçonner une distorsion dans la conservation des dessins qui nous sont parvenus : Cezanne, Paul junior ou Vollard ont pu vouloir conserver surtout ces dessins copiés, parce qu’on verra plus loin qu’ils sont généralement plus soignés que les autres dessins.
8 Classement subjectif, évidemment, toujours contestable pour tel ou tel dessin, mais qui a le mérite de faire apparaître de façon assez sûre les différences entre les divers degrés d’élaboration des dessins. Sur dix ans, les révisions multiples auxquelles je me suis livré n’ont pas modifié les proportions de chacune des catégories définies, preuve au moins que si l’instrument de mesure (moi-même) ne peut être étalonné de façon scientifique comme l’est le mètre autrefois déposé au pavillon de Breteuil à Sèvres, au moins il jouit d’une stabilité certaine dans le temps.
9 On trouvera ci-dessous en V-2 une analyse plus poussée de cette question.
10 Soit 7 portraits (C0272a, C0355-FWN 3019-04, C0395-FWN 1727, C0405a, C0491b, C0619-FWN 1740, C1127-FWN 3002-29b), 3 études de chevaux (C0210-FWN 3017-34a-, C0491a, C0979-FWN 1877),  1 paysage (Péniches sur la Seine à Bercy) et 8 scènes à plusieurs personnages (C0167-FWN 3017-14a, C0281-FWN 1856, C0325-FWN 1842, C0326-FWN 1843, C0377-FWN 1847, C0468-FWN 1867, C0469-FWN1866, FWN 1841).
11 Cezanne a pu parfois copier telle ou telle peintures non sur l’original, mais à partir de reproductions, comme par exemple pour le débarquement de Marie de Médicis dont il possédait une photographie (cf. Reff,op. cit.).
12 Isolée de tout contexte dans l‘œuvre de Cezanne, copie en aquarelle d’un monument funéraire non identifié d’un noble personnage (on distingue sa couronne nobiliaire au sommet de son écu, curieusement divisée en deux : couronne ducale pour la moitié arrière, de baron pour la moitié avant, à moins qu’il s’agisse d’une couronne représentant les fortifications d’une ville) — repris également par deux dessins — dont l’original pourrait être selon Chappuis une statuette possédée par Zola. Cf. RW064-FWN 3008-16b du carnet de dessin CPII et C0625b-FWN 3009-15b, C0626a-FWN 3009-12b du carnet de dessin CV.
13 RW065-FWN 3008-x2a. C’est l’avis de Rewald dans son catalogue des aquarelles. A la différence des copies de gravures pour lesquelles Cezanne invente les couleurs (voir paragraphe suivant), ici on peut être raisonnablement certain qu’il a vu le tableau original au Louvre.
14 Cf. la liste dressée par Théodore Reff, op. cit.. On sait que la seule preuve d’une copie de tableau par Cezanne au Louvre est apportée par son inscription le 20 novembre 1863 pour copier Les Bergers d’Arcadie, œuvre d’ailleurs perdue si elle a jamais été menée à terme. J’imagine volontiers que dégoûté par cette première expérience, Cezanne n’a plus jamais voulu la renouveler. Noter que Reff considère RW026 comme une copie de La Liberté guidant le peuple, Rewald étant plus prudent sur ce point, Compte tenu des différences profondes entre ces deux œuvres. Je le suis sur ce point et n’ai donc pas retenu cette aquarelle comme une copie ; elle relève pour moi de la catégorie « à la manière de » évoquée dans l’introduction générale de cette étude.
15 Pour être complet, mentionnons aussi la copie en gravure de la gravure Péniches sur la Seine à Bercy de Guillaumin, qui complète la série des gravures réalisées chez le docteur Gachet, au titre de l’expérimentation, sans lendemain chez Cezanne, de cette technique.
16 RS1860 est une tentative de reconstitution de la peinture murale avant que Cezanne y ajoute le Baigneur au rocher. Mary Thomkins-Lewis a montré que ce paysage était en grande partie une copie fidèle d’un tableau de Ruysdael que Cezanne n’a pu connaître que par l’intermédiaire d’une gravure actuellement non identifiée (on trouve une gravure assez proche : Torrent et rochers dans Le Magasin pittoresque en 1899 qui donne une idée de ce que Cezanne a pu voir).
17 Cf. Société Cezanne, Cezanne – Jas de Bouffan, Éditions Fage, 2019.
18 Voir les commentaires de Rewald dans son catalogue. La gravure d’Aristide Barré (1840-1915), ciseleur-graveur, a pu être possédée par Cezanne. Celle de Courtry parue dans la Gazette des beaux-arts est postérieure à la copie. L’analyse de  détail de ces copies figure dans la seconde partie.
19 Présente dans l’atelier des Lauves. Cezanne donna cette toile à Chocquet, qui posséda lui-même la toile originale de Barye: peut-être Cezanne l’avait-il également vue chez son ami.
20 Leur signification sera examinée dans l’étude consacrée à l’évolution chronologique de détail des copies après le Second Empire.
21 Voir la note très complète de Rewald dans son catalogue des aquarelles.
22 L’exécution de RW67 est plus faible que le dessin correspondant exécuté trois ou quatre ans plus tard (C0606a-FWN 3003-05a).
23 Tout au long des analyses qui suivent, il ne faudra pas perdre de vue, en ce qui concerne les dessins copiés, que les dessins de sculptures en représentent  à eux seuls la moitié (242 copies), l’autre moitié se répartissant entre les copies de peintures (46 copies), de gravures (74 copies) et de dessins (31 copies), plus le paquet de 69 copies dont on n’a pas encore déterminé l’original.
24 1726 (incluant 19 dessins issus de carnets non identifiés) sur un total de 2667, soit 65 % pour être exact, les 941 autres dessins étant sur feuilles isolées.
25 9% des originaux figurant sur les gravures ont cependant pu être vus directement par Cezanne au musée, bien que les copies réalisées rendent peu probable qu’il les ait faites en présence de l’original lui-même, comme on le verra.
26 Notons également que pour les 69 copies dont on n’a pu encore identifier l’original, 84 % d’entre elles (57 copies) sont sur carnets ; cela milite en faveur d’une recherche de ces originaux davantage dans les peintures ou les dessins des musées plutôt que dans les revues ou les ouvrages dans lesquels Cezanne trouvait ses gravures à recopier.
27 Ce chiffre élevé renvoie a priori aux pages des premiers carnets de jeunesse dont on sait qu’elles sont souvent dépositaires de très nombreuses ébauches, pouvant aller jusqu’à 24 dessins sur une seule page de carnet (C0067-FWN 3014-08a) et 23 sur une feuille de dessin (C0027 – FWN 2205).
28 Le schéma des copies non identifiées est très proche de celui des dessins non copiés, surtout par le nombre de dessins médiocres. Cela pourrait conduire à douter que ce soient toutes des copies, contrairement à ce qu’affirment Chappuis et Rewald, ou à imaginer que les œuvres d’origine sont tellement secondaires (d’où la difficulté pour les identifier) que Cezanne ne s’est guère appliqué en les copiant…
29 Voir https://www.societe-cezanne.fr/2016/09/10/la-figure-humaine-annexe-ii/
30 Cf. « L’œuvre perdu de Cezanne », https://www.societe-cezanne.fr/2017/09/11/10800/
31 Voir fig. 2 du Chapitre I de « La Figure humaine dans l’œuvre de Cezanne » : https://www.societe-cezanne.fr/2016/08/24/la-figure-humaine-chapitre-i/
32 Cf. La Figure humaine dans l’oeuvre de Cezanne, Annexe II
33 Le point sur cette question relativement aux copies de sculptures a été fait dans l’étude :  Datation des copies de sculpture réalisées par Cezanne (chapitres I à III).